Du métier d'écrire des polissonneries... (Léon Daudet, Victor Margueritte, Edmond Haraucourt & Cie)

Afin de réfléchir un peu, et de se consacrer à la littérature (il n'y a pas que les oiseaux dans la vie, pas vrai ?), voici la première des "Controverses et polémiques" servies en décembre 1922 par René-Louis Doyon (1885-1966) dans un nouveau journal, La Vie littéraire et artistique, directe et unique concurrente des Nouvelles littéraires naissantes. Le critique, éditeur, libraire et polémiste y dévoile une manière d'aborder la littérature : la voie industrielle. On n'a pas fini d'en parler depuis que Sainte-Beuve a donné "La Littérature industrielle" dans la Revue des Deux Mondes de septembre 1839.

Nota bene
Il est entendu que l'article date de 1922. Aussi, toute ressemblance avec des écrivains d'aujourd'hui ne serait qu'une involontaire coïncidence. Quoique... A bien y réfléchir, on pourrait s'amuser à remplacer les patronymes et les "segments de marché" pour obtenir un jeu de société des plus insolents. Mais nous ne sommes pas insolents... En tout cas, pas ce matin. On n'a pas bien dormi.

LE REPROCHE D'IMMORALITE

Sous une forme moins précise, un journal posait récemment une question qui revenait à celle-ci : « L’écrivain peut-il vivre de son métier ? »
L’Ensemble des réponses négatives devait être assez copieux ; seulement, par discrétion ou par vanité, beaucoup d’écrivains s’égayèrent en de subtils distinguos et en des considérations esthétiques et sociales. Et pourtant l’on sait bien qu’ils doivent étayer leurs nécessités quotidiennes sur un autre labeur que celui de leur plume. L’on en connaît qui sont antiquaires et troquent les momies, cadres et fauteuils de leurs salons ; d’autres dépendent des « Affaires étrangères » et vivent de missions diplomatiques si l’on peut dire ; on en sait un qui tient un cercle de jeux ; n’y eut-il pas un poète, considéré, qui fit fortune avec une agence de boîte-aux-lettres pendant la guerre ? Passons pour la forme, sur les ministères qui ont facilité aux romanciers et poètes de toute école, la parturition et la confection de leurs travaux pendant les loisirs de leur emploi, de J.-K. Huysmans à M. Jean Giraudoux. Lorsque le succès les visite, les auteurs peuvent équilibrer leur budget domestique ; un auteur sérieux peut alors éviter l’écueil d’un succès financier.
Un écrivain qui veut et doit vivre de ses travaux, devient d’abord le serviteur de sa profession ; il ne produit plus au gré de son inspiration, ni de la fantaisie ; il est tenu de FABRIQUER. C’est ce qui fait, dans l’œuvre touffue de Rosny aîné, par exemple, un si regrettable défilé de livres bons à lire et d’autres, qui ne le sont pas du tout ; les écrivains professionnels types sont les romanciers au livre, et non plus à la ligne, qui deviennent aussi les esclaves de leur clientèle ; ils ont flatté le goût mauvais de leurs lecteurs ; ils ont cinq, ou vingt mille familiers ; ils exploitent à merci leur genre ; M. Alfred Machard écrivit un premier livre délicieux pour les enfants ; il ne s’arrête plus depuis. M. F. Carco donne dans la pègre même et surtout artificielle et dans une langue ni verte ni bleue, mais surtout ni littéraire ni française, il est adonné à la pègre, même pour la distinguée et familiale Académie Française. M. Henry Bordeaux charme des lecteurs qu’aucune vérité, aucune peinture exacte, aucune poésie de la vie ne doivent atteindre ; il fournit, sans arrêt, des histoires amorphes ; il a trouvé son métier !
Un autre débouché vient de s’ouvrir aux littérateurs : la profitable gaillardise, le réalisme ou le naturisme comme on voudra, commercialisés. Si l’on a fait de son talent d’écrivain, un métier, on peut bien faire d’un livre, une MARCHANDISE. Ici, on ne songe ni à un souci d’art, ni à une curiosité intellectuelle ; ventre affamé n’a pas d’oreille et il n’y a plus ici de limite. Si l’on fabrique, c’est pour vendre ; les romanciers professionnels ne sont point aussi héroïques que les Chartreux à qui l’on donne annuellement un flacon de leur délicieuse liqueur et qui les laissent intacts jusqu’au jour où l’on vient sortir leur cadavre. S’il faut VIVRE de sa profession, il faut VENDRE ses livres, et si on ne les vend point – à cause de l’indifférence publique, de l’insouciance des critiques, de la malchance ou du manque de vrai talent, – on a un bon petit moyen d’aguicher le chaland : mettre une opportune description de fornication ou de prostitution, des graphites et des images bassement obscènes, et comme le poisson se laisse conduire vers les fromages ou les viandes pourries, le lecteur-peuple flaire le bouquin si habilement truffé et gobe l’appât faisandé. C’est l’important : on vendra 10, 20 ou 60 mille du volume si odorant. Les jeunes écrivains que les nécessités talonnent suivent l’exemple venu de haut et ils se disent que si L’Entremetteuse (1) tire à 60 ou 90 mille avant d’aller se faire pilonner, si La Garçonne (2) ne connaît pas encore le dernier curieux, qui la digèrera, ils n’ont pas de raison – eux qui ont femme et enfants et nul goût pour l’agriculture ou la mécanique – de voir leur honorable travail se traîner dans deux petits mille improductifs et laisser leur éditeur regretter de n’être ni Kistemaekers (3) ni ceux qui rééditent subrepticement La Légende des sexes (4).
Voilà comment la profession rapporte par force, entendons, en dehors des conditions normales. Un livre se vend quand on dit : « lisez page 55 ; hein ! là… ; c’est drôle, n’est-ce pas ? » Le succès est assuré avec l’étiquette plus ou moins avouée de : volume pornographique, le plus souvent même immérité. Tous les trottins raffolent de L’Entremetteuse, et de La Garçonne et ne liront pas Le Grand Meaulnes.
Disons net : Ces livres fabriqués dans un tel souci sont aussi méprisables que ceux construits dans un but d’édification morale, avec quel mastic et quel fatras !
Quand donc comprendra-t-on que la littérature n’a et ne doit avoir aucune parenté avec la morale didactique, et que si un artiste fait œuvre belle, ce n’est pas à son influence morale qu’on mesure sa valeur, mais à l’effet qu’il produit, même périlleux pour le lecteur ? La discrimination entre le livre à intentions pornographiques et celui qui est fait par amusement et comme expression d’art, est trop aisée pour qu’on ait même à établir les éléments d’une pareille critique. Retenons seulement que les écrivains ont désormais une nouvelle ressource : ECRIRE DES PAGES POLISSONNES. Ceux qui voudraient poursuivre une carrière digne de leur art, feraient bien toute fois de ne signer point de pareils pensums ; on se méprendrait moins sur leurs travaux, et ce serait plus honnête.

René-Louis Doyon
La Vie littéraire et artistique, n° 7, 15 décembre 1922, p. 2.


Notes du Préfet maritime

(1) Roman de Léon Daudet (Flammarion, 1921). Il n'est pas sans intérêt de signaler que Guy des Cars reprit le titre quelques lustres plus tard...

(2) Roman de Victor Margueritte (Flammarion, 1922), un vrai étouffe-chrétien réédité tout de même chez J'ai lu en 1988...

(3) Henry Kistemaeckers (1851-1934), éditeur belge des naturalistes français, puis spécialiste de la "réimpression galante". Cf. Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques publiés clandestinement en français entre 1880 et 1920 (chez l'auteur, 2002).

(4) Fameux Poëme hystérique, publié à Bruxelles en 1882 et signé Sire de Chambley par Edmond Haraucourt (1857-1941), poète symboliste et proche des Hydropathes, futur conservateur du Musée de Cluny, qui trouvera toujours son poème de jeunesse en travers de sa route vers l'Acacadémie. Pascal Pia ne relève que trois éditions de ce texte folichon, mais signale la contrefaçon "pleine de vers faux" due au pirate Kistemaeckers. En 1921, sous la marque du Clos Bruneau, et A l'enseigne de la Gargouille, une réédition enrichie de notes bibliographiques venait de paraître. Nous ne serions pas surpris que Malraux, et Pia lui-même, complices en diverses petites affaires nimbées d'ombre et proches informateurs de René-Louis Doyon, en aient su beaucoup plus à ce sujet...

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