Kenneth Grahame le très grand

Kenneth Grahame (1859-1932), l’universel auteur du Vent dans les saules — un livre dont on sait à peine l’importance capitale tant il est mal promu, connu de vaporeuse manière et destiné, par tous ceux qui ne l’ont justement pas lu, à l’unique usage des enfants (quelle triste blague) —, le fabuleux créateur du “Dragon récalcitrant”, le mémorialiste inspiré des Jours de rêve et de L’Âge d’or, où la marmaille vibrante se voit confrontée aux discours et actes saugrenus de l’engeance adulte, ces Olympiens mal comprenants, Kenneth Grahame, disais-je, aura eu droit à une gloire tenace au Royaume-Uni et, de notre côté de la Manche, à une désinvolture indigne.
Si Jean-Benoit Puech ou Alberto Mangel ont dit tout le plaisir qu’ils avaient eu à lire et relire ces trois chefs-d’oeuvre — répétons toujours : Jours de rêve (1896) et L’Âge d’or (1899), ces deux derniers prenant le titre collectif de Au royaume des enfants, et puis Le Vent dans les saules (1907) —, le parcours éditorial de Kenneth Grahame fut, en Angleterre, serti de bonheurs :
Il débuta à peu près dans les pages de The Yellow Book, la revue sublime où se coudoyaient John Buchan, Henry James, Max Beerbohm, Arthur Symons, George Moore et Baron Corvo, avec, au poste de directeur artistique, nul autre qu’Aubrey Beardsley — tandis qu’en France, il fut traité grosso modo avec le mépris dans lequel on tient généralement les auteurs de littérature pour mômes — quand il ne s’agit pas du St-Ex hexagonal —, exception faite de la traductrice Léo Lack qui sut lire juste et de Michel Plessix, un auteur de bandes dessinées qui a eu récemment et le nez creux et le formidable talent de mettre en pages les aventures de Taupe, de Blaireau et du compère Crapaud, le dingue d’automobiles, avec une grâce vraie et un sens impressionnant du texte que n’ont pas toujours eu les éditeurs de chef-d’oeuvre.
Que l’on aborde l’œuvre de Kenneth Grahame par Le Vent dans les saules ou bien par Jours de rêve, on est immédiatement touché par une grâce magique – elle est encore épicée de la drôlerie et d’une tristesse souterraine, qui sont, avec la nostalgie, les composés majeurs mais si délicats à manipuler, des deux livres du Royaume des enfants. Ce que l’on peut considérer comme une autobiographie – mais l’autobiographie d’un autre, le gosse que Grahame tentait de rattraper – reconstruit une enfance autour des moments les plus forts, les plus doux, les plus étranges. Une enfance fantasmée pour l’exemple, qui parle à chacun et tire à tous le cœur vers l’autrefois, celui où il faisait bon gambader sans souci parmi les herbes folles, construire des cabanes idéales – bien souvent idéelles -, se repaître de l’air du monde dont nul poison n’avait rendu la consommation dangereuse.
On n’a guère, en France, d’œuvres similaires. Le Petit Prince de Saint-Exupéry fait grise mine – il est si raide, si peu enfantin - aux côtés d’un Peter Pan folâtre (James Barrie) ou d’un Oncle perdu (Mervyn Peake) dont les lettres tiennent du coup de génie. Il faut fouiner du côté de Patachou petit garçon de Tristan Derême (Emile-Paul frères, 1929) — le modèle que s’est choisi Saint-Ex, comme l’a démontré Denis Boissier naguère —, du côté de Poil de Carotte de l’acide Jules Renard (Flammarion, 1894), ou de La Guerre des boutons de Louis Pergaud (Mercure de France, 1912) pour retrouver les humeurs vraies de l’enfance. Ils sont rares ceux qui savent faire résonner ce timbre délicat chez le lecteur adulte, et Kenneth Grahame, qui se plaça naturellement contre les « Olympiens », ces adultes tellement infatués, méprisants, incompréhensibles, incohérents et menteurs, fit un miracle. Comme, un peu plus tard, James Barrie avec Peter Pan.
C’est en 1929 qu’A. A. Milne, le créateur de Winnie l’ourson assura d’une adaptation théâtrale aux personnages du Vent dans les saules une célébrité universelle. Kenneth Grahame pouvait être rassuré sur le sort réservé à ses créatures. Héritier du roman pastoral anglais, digne descendant des Romantiques anglais - qui, depuis Blake, ne considéraient plus les enfants comme de petits animaux -, pouvait rejoindre les harmonieuses prairies de Pan et poursuivre ses belles rêveries bachelardiennes, nostalgiques et douces qui nous font, aujourd’hui comme toujours, tant de bien.
Michel Plessix, Le Vent dans les saules. — Delcourt, 1996-, 4 vol.
Kenneth Grahame Jours de rêve, précédé de L’Âge d’or (Au royaume des enfants). Traduction de Léo Lack. — Paris, Phébus, 2005.

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