Charles Cros, par Victor Barrucand (1893)


Charles Cros

Qu'un homme, en ce siècle, se soit payé, à défaut du pain quotidien, le luxe d'inventer le phonographe, qu'il ait outré la complaisance envers ses concitoyens ingrats jusqu'à les doter de la photographie des couleurs, et qu'entre temps — avant de mourir — pour charmer le coeur des belles personnes et pour orner l'esprit des jeunes gens, il ait écrit des poèmes durables où se survit son âme intense, c'en est assez, semble-t-il, pour la gloire de son nom. Si quelque période d'oubli survient après cela, on cradrait croire que le temps préparer à la mémoire du poète un suffisant recul d'où sa personnalité surgira légendaire. Tous ceux qui ont gardé le souvenir ému de Charles Cros ne doutent point qu'il en soit ansi pour ce charmant génie aux allures déconcertantes.
Avec Félix Fénéon, Camille de Saint-Croix, L. Marsolleau, Alphonse Allais, Emile Goudeau, Verhaeren, Paul Verlaine, etc., des choses merveilleuses ont été révélées sur le poète et l'inventeur qui contribueront à perpétuer les multiples aspects de sa vie.
Charles Cros, né à Fabrezan (Aude), le 1er octobre 1842, est mort à Paris, le 9 août 1888, d'une décoordination générale des organes. Il a laissé des pages inédites — bien peu nombreuses, hélas ! — Ses poéies posthumes seront très prochainement réunies sous ce titre : "Le Collier de Griffes".
Ceux, pour qui le "Coffret de Santal", son premier volume, fut un événement, et qui tiennent ce livre, avec de spièces comme le Sento, l'Orgue, l'Archet, pur un de splus rares parmi l'abondante effusion littéraire des vingt dernières années, accueilleront sans doute avec la même faveur ces vers sans lendemain du poète, du philosophe, de l'humoriste, et du savant Charles Cros.
Pour exciter quelque ferveur à ce propos, nous offrons dès aujourd'hui, au lecteur, un extrait du "Collier de Griffes".

INSCRIPTION

Mon âme est comme un ciel sans bornes ;
Elle a des immensités mornes
Et d'innombrables soleils clairs ; Aussi, malgré le mal, ma vie
De tant de diamants ravie,
Se mire au ruisseau de mes vers.

Je dirais donc en ces paroles,
Mes visions qu'on croyait folles,
Ma réponse aux mondes lontains
Qui nous adressaient leurs message,
Eclairs incompris de nos sages
Et qui bientôt se sont éteints.

Dans ma recherche coutumière,
Tous les secrets de la lumière,
Tous les mystères du cerveau,
J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire,
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.

J'ai voulu que les tons, la grâce,
Tout ce que reflète une glace,
L'ivresse d'un bal d'opéra,
Les soirs de rubis, l'ombre verte,
Se fixe sur la plaque inerte ;
Je l'ai voulu, cela sera.

Comme les traits dans les camées,
J'ai voulu que les voix aimées
Soient un bien qu'on garde à jamais
Et puissent répéter le rêve
Musical de l'heure trop brève ;
Le temps veut fuir, je le soumets.

Et les hommes, sans ironie,
Diront que j'avais du génie ;
Et dans les siècles apaisés
Les femmes diront que mes lèvres,
Malgré les luttes et les fièvres,
Savaient les suprêmes baisers.



AUX IMBECILES

Quand nous irisons
Tous nos horizons
D'émeraudes et de cuivre,
Les gens bien assis,
Exemps de soucis
Ne doivent pas nous poursuivre.

On devient très fin,
Mais on meurt de faim
A jouer de la guitare.
On n'est emporté
L'hiver ni l'été,
Dans le bruit d'aucune gare.

Le chemin de fer
Est vraiment trop cher,
Le steamer, fendeur de l'onde,
Est plus cher encor :
Il faut beaucoup d'or
Pour aller au bout du monde.

Donc, gens bien assis,
Exempts de souci,
Méfiez-vous du poète,
Qui peut, ayant faim,
Vous mettre, à la fin,
Quelques balles dans la tête.



DESERTEUSES

à Raphaël Collin

Un Temple ambré, le ciel bleu, des cariatides,
Des bois mystérieux ; un peu peut loin, la mer...
Une cariatide eut un regard amer
Et dit : C'est ennuyeux de vivre en ces temps vides.

La seconde tourna ses grands yeux froids, avides,
Vers Lui, le bien-aîmé, l'homme vivant et fier
Qui, venu de Paris, peignait d'un pinceau clair
Ces pierres et ce ciel et ces lointains limpides.

Puis la troisième et la quatrième : "Comment
Retirer nos cheveux de cet entablement ?
Allons ! nous avons trop longtemps gardé nos poses !"

Et toutes, par les près et les sentiers fleuris,
Elles coururent vers des amants, vers Paris.
Et le Temple croula parmi les lauriers-roses.



AU CAFE

Le rêve est de ne pas dîner,
Mais boire, causer, badiner
Quand la nuit tombe ;
Epuisant les apéritifs,
On rit des cyprès et des ifs
Ombrant la tombe.

Et chacun a toujours raison
De tout, tandis qu'à la maison
La soupe fume,
On oublie, en mots triomphants,
Le rire nouveau des enfants
Qui nous parfume.

On traverse, vague semis,
Les amis et les ennemis
Que l'on évite.
Il vaudrait mieux jouer aux dès,
Car les mots sont des procédés
Donc on meurt vite.

Les gens du café, qui sont-ils ?
J'ai dans des quarts d'heure subtils
Trouvé des choses
Que jamais ils ne comprendront,
Et, dédaigneux, j'orne mon front
Avec des roses.

Charles CROS

Qui pourrait se refuser au charme triste émanant de ces vers ?
Parmi les oeuvres en prose qui restent à paraître, on remarquera une "Théorie mécanique de la perception, de la pensée, et de la réaction". La première partie de ce travail figura vers 1873 dans le journal La Synthèse médicale que dirigeait le docteur Antoine Cros. Le titre de Mécanique cérébrale que portait alors cette étude, sera repris pour la publication intégrale de l'ouvrage en trois parties.


Victor BARRUCAND




Cet article de L'Echo de Paris (dimanche 18 juin 1893, pp. 4-6) vous est offert grâce à la complicité de Bruno Leclercq, libraire. Comme on sait peut-être, et contrairement aux pronostics de Victor Barrucand, Le Collier de Griffes ne paraîtra que bien plus tard, avec un avant-propos de Guy-Charles Cros et une préface d'Émile Gautier (P.-V. Stock, 1908).


Charles CROS Saynètes et monologues. — Villelongue d'Aude, L'Atelier du Gué, 168 p., 14 €

Charles CROS Inédits & Documents. Essais, Inventions, Correspondances. Présentés par Pierre E. Richard. — Villelongue d'Aude, L'Atelier du Gué-Jacques Brémond, 292 p., 38,11 €. Illustrations en noir et blanc, autoportrait de l’auteur et premières photos en couleurs, inédites. Prix de littérature de l’Académie Charles Cros Ce livre présente près de 300 pages inédites et les reproductions des premiers clichés en couleurs réalisés par Charles Cros, que personne n’avait vus jusqu’à cette publication. Un livre qui mêle curiosités scientifiques et poétiques, qui témoigne du génie de cette époque de recherche et d’invention.


Victor BARRUCAND Avec le feu. Préface de votre serviteur. — Paris, Phébus, 2005, 204 p., 16, 50 €

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