Etude physiologique du rire, par Louis Lemercier de Neuville

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Étude physiologique du rire



Il faut rire avant que d’être heureux de peur de mourir sans avoir ri.
La Bruyère

I
Entrée en matière


Ah ! Ah ! Ah ! Voici le cas de rire ou jamais ! Quoi ! vous voulez analyser une chose impossible ? Qu’on subit à chaque instant sans s’en rendre compte ? Dont on se sert machinalement pour les sentiments les plus opposés ? Une flamme qu’on ne peut éteindre ? — Une maladie contagieuse ! — Vous voulez… ah ! ah ! laissez-moi rire un peu !... — Vous vouliez étudier cela ? — Ah ! ah ! ah ! c’est trop drôle !... Vous êtes plaisant !... J’étouffe !... Je n’en puis plus… Ah !... ah !... ah !... Je meurs de rire !

N’est-il pas vrai, Lecteur, que voilà votre première impression à la lecture de notre titre prétentieux ? — Vous avez ri ! — Eh bien nous ne sommes pas sorcier, ni magicien, ni tabuliloque, mais cependant nous allons tâcher de vous intéresser un moment en vous décrivant j’espère, la cause et l’effet de votre hilarité. Cette étude ou cette boutade, comme il vous plaira de l’appeler, ne servirait-elle qu’à vous faire rire un peu… ce qui nous ferait rire beaucoup !

Le Rire proprement dit est la contraction des lèvres qui exprime la joie et le contentement. — Il se traduit sur la figure par un clignement expressif des yeux, qui dessine l’orbite et trace cinq ou six petites rides au-dessous des tempes ; la bouche à son tour ; s’entrouvre et laisse voir les dents ; le coin des lèvres remonte au milieu de la joue, dont la fossette se creuse ; deux rides qui descendent des narines viennent ensuite encadrer la bouche qui est cernée au sud par la protubérance naturelle du menton.

D’ordinaire, le rire est exprimé au dehors par des éclats de voix différents, selon les sentiments qu’il indique et qu’on ne saurait traduire sur le papier que de cette façon :

— La Joie, la gaîté franche…………. Ah ! Ah ! Ah !
— La Douleur…………. Hà ! Hà ! Hà !
— La Moquerie……. Eh ! Eh ! Eh !
— Le Doute……….Hé ! Hé ! Hé !
— L’Étonnement uni à la raillerie……….Hi ! Hi ! Hi !
— L’Effroi et la stupéfaction……….Hô ! Hô ! Hô !
— L’Étonnement uni au doute…… Oh ! Oh ! Oh !
— Le Dédain et le mépris……….Hù ! Hù ! Hù !
Ces distinctions ne sont pas évidemment de régler pourtant c’est — autant que l’observation a pu les saisir au passage — les différentes émissions de voix produites par l’hilarité.
De même que la douleur des autres nous attriste involontairement, de même le rire des autres nous rend joyeux malgré nous. — Le rire se gagne. Il est difficile de résister à cet espèce de magnétisme. — Les hommes graves eux-mêmes ne sont pas exempts de la loi commune, seulement ils traduisent l’impression d’une autre manière que nous allons décrire plus loin.
La fibre lacrymal est profondément attaquée par tout ce qui peut surexciter les nerfs : l’oignon fait pleurer la cuisinière, qui, un moment après, va pleurer à force de rire. — Le chatouillement produit encore le rire, mais un rire nerveux, contraint, saccadé et qui épuise promptement. Tout le monde connaît l’histoire de ce mari féroce qui était renommé pour être le modèle des maris de son quartier, parce que l’on n’entendait jamais chez lui que des éclats de voix joyeux. C’est pourtant en chatouillant la plante des pieds de ses enfants — il en eut sept ! je crois — qu’il provoquait ce rire à la suite duquel venait la mort. De là l’expression « mourir de rire ».
Il ne faut pas croire que parce qu’on a montré ses dents et cligné ses yeux, on a ri ! — Erreur profonde ! alors que le rire vrai est intérieur et se montre à peine à la surface. L’œil, ce miroir de l’âme, est le seul truchement du rire intérieur : il brille comme un éclair et lance des rayons électriques, qui, — s’ils rencontrent un autre œil, — lui communiquent instantanément la même sensation dont ils sont les interprètes.
Maintenant que vous savez ce que c’est que le rire au propre et au figuré, nous allons vous nommez les différentes espèces de rire, et nous vous recommandons spécialement de les bien retenir pour les employer catégoriquement au besoin.


II
Différentes sortes de Rire

Nous avons compté sept manières de traduire sa pensé au moyen du rire, savoir :
Le Rire proprement dit,
Le Rire fin et spirituel,
Le Rire narquois,
Le Rire jaune,
Le Rire bête,
Le Rire fou,
Et Le Sourire.
Le Rire proprement fit, nous venons de le décrire : Il provient directement de la joie et se traduit par éclats de voix. C’est le rire de tout le monde, le rire des gens heureux, le rire des enfants et de la grisette, ce grand enfant qui n’a jamais été à l’école de peur de faner ses joues et de ternir ses yeux sur des livres qui ne parlent pas d’amour ! — Ce Rire-là est le mot d’ordre de la gaîté ! Il s’harmonie (six) merveilleusement bien avec les grelots de la folie, les violons de la Danse et les baisers de l’amour !
Le Rire fin et spirituel ne se commande ni ne s’acquiert : on naît avec ! C’est le rire intelligent par excellence ! Il est peur brillant et peu communicatif. C’est un rire discret qui se sent plutôt qu’il ne se voit. C’est le rire du Diplomate, de l’homme d’esprit, de l’homme du monde !
Le Rire narquois est ironique et méchant ; il est saccadé et semble frapper l’auditeur, comme une volée de coups de bâton. — En général, il appartient à la vieillesse peu indulgente et à la jeunesse pédante. — C’était le rire de Voltaire, c’est le rire de notre brillante jeunesse Ruoltz ! Ce rire est le refrain de l’ingratitude et de la méchanceté !
Le Rire jaune est souvent provoqué par le rire narquois. — C’est le rire du dépit ; aussi n’est-il pas bien franc, il hésite, il semble se demander s’il doit éclore ou se changer en colère. — C’est le rire de l’auteur sifflé, du mari trompé, de l’enfant battu et du domestique chassé. — Il est fréquemment employé par les gens susceptibles et par les enfants hargneux ! — C’est le rire de la vengeance ; joignez-y une grimace et il se change en rire cruel : le rire de Néron !
Le rire bêta, — faut-il le dire ? — est malheureusement le plus usité. — Il est bruyant, grossier, ridicule ; il froisse les oreilles les mieux aguerries ; il provoque les autres rires par son cachet d’inconvenance. — C’est le rire de l’Auvergnat, du cocher de fiacre, du lourd paysan, de la cuisinière et de l’épicier ! Il hante aussi la bonne société, mais on l’y étouffe promptement. — Une variété du rire bêta est le rire niais. Le premier fait pitié, le second vous amuse un moment. Les auteurs dramatiques qui connaissent parfaitement cela, en ont fait une ficelle pour réveiller leur action souvent prête à s’endormir ;
Le Rire fou n’a pas de raison d’être. C’est une émission de voix bruyante, singulière, bizarre, qui se communique comme l’électricité. Il est difficile de définir sa cause. Il doit émaner d’un moment d’aberration mentale produit par une idée excessivement bouffonne. Je laisse à Töpffer le soin de faire une meilleure définition, car c’est le rire qu’il affectionne.
Le Sourire est le rayon de soleil de la gaîté ! Il est charmant, discret, malin, moqueur. Il a tous les défauts et toutes les qualités : — L’enfant sourit aux anges ; la femme à son enfant ; l’amant à sa maîtresse qui, elle-même, sourit au printemps, aux fleurs et à l’Amour. Le sourire est l’image du bonheur tranquille ; c’est aussi l’indice de l’esprit. Le sourire n’est pas seulement logé dans la bouche, au coin des lèvres, on le trouve encore et surtout dans les yeux. Il est plus communicatif que le rire. Rappelez-vous ce jeu d’enfant qui consiste à se regarder dans les yeux pour savoir lequel des deux résistera le plus longtemps à l’envie de sourire !
Voici un exemple dans lequel les sept expressions du Rire sont rassemblées dans le même tableau :
Le comte de Grammont voulut railler un gentilhomme de Bretagne, nouvellement arrivé à la cour . Il l’accosta, un beau jour, au milieu d’un groupe dans lequel se trouvait un gros financier, un vieillard horriblement sourd et un poëte, et lui demanda en riant (rire narquois), ce que signifiaient ces trois mots Parabole, Faribole et Obole. — Alors, le Breton, sans hésiter, lui répliqua en souriant avec malice (le sourire) : une Parabole est ce que vous ne comprenez pas, une Faribole ce que vous venez de me dire, et une obole ce que vous valez ! — Le gros financier jeta un immense éclat de rire (rire bête), qui gagna bientôt le vieillard sourd (rire proprement dit), le poëte à son tour sourit en regardant le comte (rire fin et spirituel), qui, bien que vexé, témoigna son hilarité comme les autres, pendant que le laquais qui avait entendu toute cette conversation à travers la porte, fut pris d’un rire fou que répétèrent les échos sonores de l’hôtel !

III
Du rire proprement dit

Nous n’allons pas, Lecteur, recommencer nos définitions, parce que cela ne vous ferait pas rire, et certes nous le croyons bien ! — Mais, maintenant que nous avons fait connaissance, causons un peu s’il vous plaît, et d’abord regardez nous ! Comment !... vous riez ? Vous éclatez de rire ? Vous nous riez au nez ?... Ah ! oui ! C’est vrai ! nous sommes laids, vous avez cru voir une caricature, et cela vous fait rire n’est-ce pas ? — N’est-ce pas, Monsieur, vous qui ne riez pas, mais qui n’en pensez pas moins ?
La Caricature c’est précisément l’agent provocateur du Rire proprement dit, parce que par ses formes singulières, ses poses excentriques, ses sujets originaux, l’idée qui a présidé à sa confection, elle doit nécessairement amener le rire sur les lèvres, puisqu’elle est le daguerréotype des ridicules de la société que nous raillons tous les jours et partout où nous les rencontrons.
Un Dandy porte-t-il des pantalons en fourreau de parapluie ? Une femme à la mode a-t-elle des jupes trop bouffantes qui la font ressembler à une cloche qu’on baptise ? Un ivrogne vacille-t-il dans la rue, en chantant d’une façon grotesque ? Nous rions ! — Caricatures ! Tout fait rire ici bas ! Et ce sont surtout les vices que nous raillons. Le pédant, l’hypocrite, le fourbe, le rusé, le niais, que sais-je ? — Toute la société est bientôt passé au crible de la Satire, et qu’en sort-il ? — Un long éclat de rire qui malheureusement n’atteint personne, que chacun a proféré !
Démocrite ! Voilà la société d’aujourd’hui. Il y a longtemps qu’Héraclite est mort !


Louis Lemercier de Neuville


La Muselière, journal de la décadence intellectuelle, numéros 11, 12 et 13 des dimanches 13, 20 et 27 mai 1855.

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