Ambidextre et littérateur (1868)

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Ambidextre et littérateur


Diabolique phénomène que celui de la diversité de nos impressions à propos d'une seule et même chose ! Autant il est des morts graves et affligeantes comme un deuil public, autant il en est d'autres qu'il est tout à fait impossible de prendre tristement; leur dernier cortège n'est composé que de souvenirs bouffons, et sans vouloir le moindre mal à l'homme qui s'est éteint, il faut qu'on en rie, à toute force, sous peine d'hypocrisie. Tel est l'effet qu'a produit sur un certain nombre de ceux qui l'ont connu la mort du docteur Jarjavay, professeur à l'Ecole de médecine, successeur de Nélaton à l'hôpital de la Clinique et chevalier de la Légion d'honneur (1). Bien qu'il fût arrivé à peu près exclusivement par l'intrigue, tout le monde vous dira que Jarjavay n'était pas méchant. Ce n'est pourtant pas cela qui l'empêcha d'être pris au sérieux. Ce fut un bourgeon énorme et voyant — que dis-je, un bourgeon ? un vrai tubercule, un tubercule follement hypertrophié qu'il portait en plein visage avec un olympienne majesté, gravement, sereinement, sans le savoir. Deux racines maîtresses nourrissaient et gonflaient ce phénoménal tubercule. L'une provenait de ce que Jarjavay se glorifiait démesurément de ce qu'il était ambidextre. L'autre, de ce qu'il se croyait littérateur. « Ce qui me distingue réellement des autres professeurs, disait-il lui-même avec une élégance flûtée qui lui était tout à fait particulière, c'est que je suis ambidextre et de plus littérateur. »
— II n'est pas ambidextre, disait néanmoins de sa voix nasillarde le malicieux Malgaigne, il est ambisinistre. »
En réalité, ce mot était plus méchant que juste, et Jarjavay était réellement un praticien adroit, autant de la main droite que de la main gauche. Mais son excessive vanité — son tubercule, avait réussi à rendre cette adresse elle-même complètement ridicule. En toutes choses, depuis les plus importantes jusqu'aux plus minimes, il faisait les plus grands frais de mise en scène pour exhiber l'habileté de sa main gauche. « Imitant (disait-il) les gladiateurs antiques » avant de se servir de cette main célèbre, par un geste d'une élégance digne qui n'appartenait qu'à lui, il relevait la manche de son habit, remontait un peu la manchette de sa chemise, puis faisait percher un interne sur une chaise avec une aiguière, il se faisant méthodiquement verser de l'eau, d'abord sur la face palmaire, ensuite (2), sur la face dorsale du poignet. C'était pour donner du ton à ses muscles et ne pas trembler. Alors il s'approchait doctoralement du lit du malade, ouvrait ses bistouris et.... exécutait avec eux la danse des poignards. Il excellait, paraît-il, à cet exercice, de même aussi lorsqu'il prisait, il s'organisait également de très beaux "effets" de main gauche. Peut-être direz-vous que ces talents d'ambidextre ne suffisent pas pour expliquer l'élévation rapide de Jarjavay à une position aussi éminente que celle où il avait remplacé Nélaton ? — Vous avez raison ; mais outre sa dextérité de jongleur, l'homme au tubercule avait un génie incontestable, hautement reconnu... par lui-même. Ainsi, un jour qu'il allait à l'ambassade turque pour donner des soins à une noble odalisque :
— Ces gens-là ne sont pas si bêtes que l'on croit ! dit-il en frappant sur l'épaule d'un agrégé qui l'accompagnait.
— Pourquoi cela ? fit l'interlocuteur.
— Pourquoi ? fit le praticien défunt en croisant les bras, eh bien ! mon cher, parce qu'ils ont su m'apprécier...
A cet égard, ce chirurgien était véritablement un type ; sans cesse et partout son phénoménal tubercule faisait des siennes. Il est parfaitement prouvé que Jarjavay se levait pendant la nuit pour se regarder dans la glace et se dire qu'il était un grand homme. Du reste, il y prenait peine et il soignait tout aussi bien sa renommée de littérateur que sa renommée d'ambidextre. Si nous voulions citer toutes les anecdotes à l'appui il nous faudrait un numéro de la Fronde. N'en prenons que deux, si vous voulez bien.
— Qu'avez vous donc ? lui demandait un jour le docteur Gavarreten lui voyant un excès de pose penchée.
— Ne m'en parlez pas, fit Jarjavay, j'ai une migraine atroce ; heureusement, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel, la belle littérature console de tout, et j'oublie mes maux en traduisant Virgile en vers grecs.
La dernière n'est pas moins bonne.
fabent sua fata libelli, dit-il un jour à ses élèves d'une voix mélancolique, les livres ont leur destinée, ainsi sera mon ouvrage d'anatomie chirurgicale qui est certainement un des mieux écrits que nous ayons en médecine ; eh bien, mon ouvrage n'est pas connu et savez-vous pourquoi ? Tout simplement parce qu'il a paru en 1852, et qu'au lieu de se porter sur lui, l'attention publique s'est portée sur Napoléon III !...
Le reste regarde les journaux de médecine; nous terminons ici, car il nous serait impossible de trouver mieux.

PIERRE BOYER.

P. S. — Quelqu'un qui vient de lire notre copie nous dit qu'il est peu généreux d'habiller ainsi un mort. Je réponds à mon ami que je mourrai probablement un jour aussi et que je donne carte blanche pour que l'on me rende la pareille. P. B.

(1) Jean-François Jarjavay (1815-1868), chirurgien français qui opéra dans les hôpitaux Lourcine et Beaujon à Paris. Professeur d'anatomie en 1859. (Nde.)
(2) Voir Töpffer (Nda.)


Source : La Fronde (Georges Maillard dir.), 2 mai 1868, p. 4.

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