Deux Utopies (1850)

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I. Une rue de Paris.

— Je pars pour la Californie.
— Et moi pour l'Icarie.
— Je vais chercher de l'or.
— L'or est une chimère; je n'aspire qu'au bonheur. Cabet m'a donné l'adresse du bonheur ; il demeure sous les ombrages de l'Icarie.
— Moi, je vais pêcher de l'or dans le Sacramento. L'or est une chimère, et il faut toujours caresser quelque chimère ; sachons en remplir plusieurs sacs : j'en emporte une douzaine, et je reviendrai chargé comme un mulet
— Vous comprenez que, pour moi, je méprise complètement votre or; il vous faudra fouiller la terre de Californie, et entrer au moins jusqu'aux genoux dans le fleuve aurifère du Sacramento. Il est clair que tous ces efforts doivent paraître rien ridicules à un homme qui va passer le reste de sa vie à fumer nonchalamment la pipe sons les arbres du Texas, qui sont les plus beaux arbres du monde, de même que le Texas est le plus beau pays qui existe. Je ne vous cache point que j'emporte plusieurs tonnes de pipes avec moi.
— Quand je serai de retour avec mes sacs pleins d'or, rien ne me sera plus facile que de ne rien faire le reste de mes jours ; je pourrai même fumer autant de pipes que vous, si cela me fait plaisir. Est-ce que vous prétendez, par hasard, m'humilier avec vos pipes ?
— Et vous, avec vos sacs ?
— Va-t'en en Icarie, imbécile !
— Et toi en Californie, grigou !
— Si je n'étais pas si pressé, je te corrigerais gratis de ta paresse.
— Et moi je te couperais les oreilles, quoique ce soit un travail, et que le travail soit contraire au bonheur.
(Ils partent.).


II. Un désert entre la Californie et le Texas

— Tiens ! c'est vous ?
— Grands dieux ! quelle rencontre !
— Comme vous voilà fait ! Je vous prenais d'abord pour un singe.
— Et moi, pour un ours. Si vous rencontrez en route des Icariens qui me poursuivent, dites-leur que vous ne m'avez point vu.
— Je vous fais, pour ma part, la même recommandation. Je crains d'être poursuivi par un traiteur de la Californie à qui je dois une note de cinq cent mille francs.
— Moi, ou me poursuit pour bien moins que cela, pour une cuillerée de soupe qu'on m'accuse d'avoir prise de plus que mes frères communistes, dans la gamelle commune et icarienne ; car il faut vous dire que, depuis mon arrivée en Icarie, nous n'avons fait, mes frères et moi, que nous battre pour des questions de gamelle. Quand la gamelle était vide, nous nous battions parce qu'il n'y avait rien dedans; et quand elle était pleine, ce qui n'arrivait guère, nous nous battions pour ce qu'elle contenait, si bien que c'était notre unique occupation , et que cet exercice, on nous donnant de l'appétit, augmentait encore notre fureur. Enfin, un jour qu'il y avait on ne sait quoi au fond de la gamelle, il parait que j'y ai plongé la cuillère une fois de plus qu'à mon tour, de sorte que toute la bande s'est mise à hurler après moi, et que vous me voyez fuyant dans le désert. Mais cela doit vous toucher bien peu, vous qui avez mangé au point de faire une note de cinq cent mille francs chez le traiteur.
— C'est-à-dire que je n'ai fait que mourir de faim. Imaginez-vous qu'il y a la famine en Californie, et qu'un poulet s'y vend quinze mille francs, et même i! n'y a plus de poulets ; on en est à manger du chien. J'ai quatre chiens sur ma note, à dix mille francs chacun ; encore m'a-t-il fallu les faire cuire moi-même, le traiteur n'ayant pas voulu s'en charger, à moins de dix mille francs de plus. Les mines m'ont rapporté trois cent mile francs d'or, et je dois près d'un million : les Californiens ont voulu me faire mettre à Clichy ; voilà ma position.
— Et où allez-vous de ce pas ?
— En Icarie. J'ai bon poignet : je m'emparerai de la gamelle.
— Moi, je vais en Californie. Vous n'auriez point par hasard quelques restes de provisions sur vous : une tranche de chien, la moindre des choses ?
— Depuis quinze jours, je vis d'un mulot que j'ai attrapé dans les champs.
— Moi, j'ai mangé des sauterelles.
— Mâtin ! vous n'êtes pas à plaindre.


III. Un quai du Havre

— Salut, ô ma patrie !
— Belle France, je te revois !
— Tiens ! c'est encore vous ?
— Moi-même. Mais qu'avez-vous fait de vos deux oreilles ?
— je les ai laissées en Californie. Il n'y avait plus rien à manger : le dernier chien avait été mis à la broche par le gouverneur, M. Mason ; alors, me trouvant sans ressources pour quitter le pays, j'ai vendu mes oreilles 60.000 francs à un Espagnol, qui aurait fini par me les couper pour rien si je n'avais pas voulu les lui vendre. Il les a trouvées excellentes. Mais je vois avec plaisir que vous avez conservé les vôtres.
— Hélas ! elles n'ont pas tenu à grand'chose. Quand j'arrivai en Icarie, après vous avoir rencontré dans le désert, on me prit d'abord pour le père Cabet, et je fus rossé, avant toute explication. Ensuite, comme il n'y avait rien à manger, nous jouâmes au bouchon à qui fournirait une grillade à la communauté. Je perdis, et fus contraint de me laisser couper une tranche d'une partie charnue située au bas du râble, et que je n'appellerai pas autrement. Je suis guéri, à la vérité, et il n'y paraît pas, sauf quand je suis assis, parce qu'alors je boite sur mon siège du côté droit. Mais, puisque vous avez vendu vos oreilles 40.000 fr., vous ne refuserez pas de me prêter une pièce de 40 sous ?
— Quarante Californies qui vous étouffent ! Il ne me reste pas un Iiard, et j'ai obtenu du capitaine qui m'a transporté en France le passage gratuit, à condition que je lui cirerais ses bottes.
— Alors, je vais essayer de vendre mes sacs.
— De quels sacs parlez-vous ?
— De ceux que j'avais pris à mon départ pour les rapporter pleins d'or.



Almanach pour rire pour 1850. Paris, Pagnerre, pp. 14-19.
Ce dialogue figurait également dans la Revue comique, à l'usage gens sérieux à une date... que nous avons omis de noter. Probablement 1848-1849.

Sur Etienne Cabet et l'Icarie, les utopies socialistes et l'utopie en général.

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