Ils sont trop ! (Jean Dayros)

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Découverte grâce à Gallica et signalée par Elo Quill (?), cette chronique du fameux Jean Dayros reprise de La Presse, où le dit homme de plume signa quelques papiers aux alentours de 1897-1898 dans la rubrique “Le Boulevard”.
Le présent apport est une perle d’humour noir. Il a été recopié, sur Gallica donc, de la livraison du 24 octobre 1897 (p. 3) et nous permet d’annoncer, entre deux pixels, la prochaine parution d’un Dictionnaire de la mort à l’enseigne des établissements Larousse. Au printemps, apparemment.

Nous n’oublions pas, évidemment, de renvoyer à La véritable identité de Jean Dayros (par Patrick Ramseyer) et aux notables travaux d’Henri Bordillon à l’enseigne de l’Oeil Bleu.

Joyeuses fêtes à tous !


Le Préfet maritime




Ils sont trop !


Encore un signe des temps : il faut agrandir la Morgue.
Moi, je trouve cela, charmant.
Monument d’utilité publique, la Morgue voit s’accroître de jour en jour sa nombreuse clientèle. Il y a maintenant une trop grande affluence et la bicoque du bi du bout de l’île ne suffit plus à contenir tant de partants pour l’éternité.
L’anonymat de ceux-ci ne diminue en rien les égards que la société leur doit après leur mort. Ils ne demandent que le gîte, sans souci du bon feu, ni du reste, et l’on ne peut décemment laisser à la rue des gens qui ont pris la précaution de se réduire à l’état de cadavres pour éviter d’avoir faim ou froid – faim et froid.
Ne m’objectez pas qu’ils sont trop. Je pense qu’on doit encourager le suicide, ne serait ce que pour permettre à Madame l’Assistance d’augmenter ses économies.
Tout individu, en effet, qui du haut d’un pont se précipite dans la Seine et, partant, dans l’infini, qui, dans sa mansarde dont il a eu soin de vendre les meubles, tient à se balancer au bout d’une corde tendue parallèlement au néant ou qui, dans cette mansarde, sur l’invendable grabat, s’allonge pour un nirvana définitif, emmi des vapeurs d’acide carbonique - je ne parle que des meilleures manières - biffe du coup, généralement, un chapitre du Doit inscrit au livre comptable de la vieille Dame précitée. Et l’Avoir s’agrandit d’autant par une opération dont tout bon négociant sait apprécier l’avantage, la justesse et la simplicité.
De sorte que la maison - si bien tenue - de l’avenue Victoria paraît avoir tout intérêt à pousser à quitter notre vallée de larmes ceux qui n’y séjournent que pour souffrir et pour pleurer.
Elle s’y emploie et y réussit assez, d’ordinaire. Le refus de soulager une misère patente, la négligence ou le retard apportés à ce soulagement, équivalent souvent à la délivrance d’un billet pour l’éternité. Il suffirait donc à l’Assistance publique et à Ce qu’elle représente de généraliser le système pour atteindre, en peu de temps, un maximum de prospérité. Et le problème de l’extinction du paupérisme serait par là même résolu.
Toutefois, le moyen est incomplet s’il ne pare encore au souci que certains désespérés peuvent prendre de leurs restes avant l’enlisement final dans la bonne terre maternelle. On voit tous les jours des gens avoir de ces préoccupations un peu puériles. Il se peut que, muni de son ticket, le misérable, repoussé, hésite a entreprendre le grand voyage s’il n’est assuré de quelque confortable au départ. La nécessité s’impose, dès lors, d’offrir aux voyageurs de l’espèce un honorable transbordement.
L’agrandissement de la Morgue s’affirme ainsi indispensable au delà même des mesures qu’on lui fixe présentement. C’est la salle d’attente de l’infini - la comparaison me plaît infiniment - et beaucoup y passent qui ne voyagèrent jusque-là qu’en rêve et ne connurent d’autre horizon que celui des toits de la capitale.
Or, l’on y étouffe aujourd’hui, parait-il, malgré maints appareils frigorifiques. Il la faut plus vaste, plus aérée, plus digne de la première grande étape qu’elle marque.
Plus digne aussi d’une société qui ne peut que profiter - c’est prouvé - du bon achalandage de cet édifice utilitaire. Il s’agit d’attirer du monde pour augmenter le fameux Avoir, atteindre le désirable maximum de prospérité.
Pour ma part, je voudrais voir un palais à la place de l’actuelle cahute. On y introduirait tout le confort, et tout le luxe modernes, appropriés, bien entendu, à l’un peu macabre destination. Et il y faudrait une annexe indispensable : les salles de suicide.
Tout misérable, tout malheureux, tout désespéré trouverait là le moyen qu’il préférerait pour s’évader de la vie. Il y aurait une piscine profonde pour la noyade, une cabine dûment close et du charbon de première qualité pour l’asphyxie, des cordes et des planchers solides pour la pendaison, des poisons dont l’absorption n’entraînerait aucune atroce colique, des pistolets avec lesquels on serait sûr de faire mouche à tout coup.
Quels désespérés décidés à en finir, quels malheureux lassés de l’être, un établissement de ce genre ne pourrait-il pas attirer ? Quels pauvres hésiteraient à entrer pour la première fois dans un palais, même avec !a perspective de n’en sortir que les pieds devant ?
Car tout est là : encourager le suicide. C’est une question de vitalité, de prospérité sociale. Comme les suicidés sont d’ordinaire des vieillards, des infirmes, des meurt-de-faim à la charge de la société, on voit tous les avantages que celle-ci pourrait retirer de l’élimination bien réglée de tant d’inutiles.
Eux n’auraient plus de raison de retarder leur départ pour l’au-delà. Il n’y aurait bientôt plus de pauvres parmi nous, malgré la parole évangélique, et l’Assistance et la société feraient de plus en plus de meilleures affaires.
D’autre part, la concentration du suicide sur un point déterminé éviterait à nos âmes sensibles de bien lamentables spectacles. La rue serait débarrassée d’accidents où nous avons trop souvent lieu de nous attendrir. Sans compter la Seine, délivrée enfin d’un apport nuisible à sa dignité de grand fleuve. Et la langue des concierges et la plume des chroniqueurs sentimentaux pâtiraient seules d’un état de choses dont s’arrangerait fort notre personnel égoïsme.
Il faut agrandir et embellir la Morgue. C’est suffisamment démontré ; je n’y insiste pas plus avant.
J’aime à penser qu’on ne va pas retarder, après un tel raisonnement, à apporter à cette institution des améliorations bien justifiées, que même l’Assistance n’hésitera pas à y employer !es économies qu’elle a su réaliser jusqu’à présent.
C’est un excellent placement. Ça peut rapporter 100 % avant peu, et c’est une dépense une fois faite.
Peut-être des spéculateurs voudront-ils prendre en main une œuvre qui ne peut manquer de prospérer et la lancer au moyen d’actions dont la cote serait bientôt à des hauteurs vertigineuses sur le marché. La Morgue, telle que je la conçois, peut être considérée comme une excellente maison de rapport.
Quoi qu’il en soit, on ne doit pas perdre une minute. Il est déplorable qu’un établissement qui tient une si grande place aujourd’hui, par son renom et par son influence, en soit réduit à des expédients pour satisfaire aux besoins de l’heure. Tout florit à ses côtés dans ce Paris de délices. Les fonctionnaires reçoivent de l’avancement. Le commerce banquette, de l’avenue de Saint-Ouen à la rue du Sentier. Les théâtres n’ont plus à s’efforcer d’utiliser leurs banquettes à coups de reprises et de réclames.
Il faut agrandir la Morgue. Un établissement de ce genre ne peut être astreint plus longtemps à REFUSER DU MONDE.


Jean Dayros

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