L'anarchiste-singe (Filadelf Gorilla)

chiromonkey.jpg.gif J.-L. Faure, Chiromonkey



L’anarchiste-singe

Voilà donc que le singe apparaît. Aussitôt que la faiblesse et la corruption s’emparent du corps social, le singe avance son museau et montre son rictus sarcastique… Le singe c’est la nature chaste, pure, saine, qui n’est pas fardée, exténuée, corrompue, empoisonnée.

L’argent c’est un métal, et, comme tous les métaux pris à grandes doses, un poison. La bête-ancêtre, l’architype père de l’espère apparaît juste au moment critique où l’espèce lutte contre la mort. Le Tiers-État, le serf, Danton, Marat, Saint-Just, Mme Rolland, étaient les singes du passé. Les socialistes, les anarchistes, Pini, Ravachol, Proudom, Krapotkine (1), Elisée Reclus, sont les singes de l’avenir. Les trois mots qu’on lit à chaque pas, Liberté, Egalité, Fraternité, à travers votre civilisation, sont ternis, sont presque éteints. Il faut que le singe avec sa brosse de peintre original, de père artiste, les repasse avec une couleur plus vive, celle du sang.

Entrez dans les catacombes do la misère, descendez dans les caves, insinuez-vous dans les coulisses de tous ces misérables que vous condamnez, de tous ces parias, ces singes déshérités que vous immolez sur l’échafaud, approchez-vous sans peur de ces bêtes fauves dont vous vous déliez tant et essayez de les connaître à fond, d’approfondir leur âme, de mettre le doigt sur leurs plaies, d’écouter leurs plaintes, leurs sanglots, leur râle, de les voir de près, de sentir leur pouls, de respirer l’acide carbonique des mansardes où ils grelottent, où ils grouillent pendant l’hiver et se rôtissent pendant l’été !…

« Triste égalité d’un peuple libre ! C’est encore Pini l’anarchiste qui parle ainsi (2), les parias, les ouvriers, je les comptais par milliers, pendant que par milliers aussi je comptais les panses ventrues des gros bourgeois qui, aux terrasses des cafés, prenaient leur apéritif pour se préparer à bien digérer et passer ensuite une joyeuse soirée avec quelque fille de meurt-de-faim.
« Comme la vie parisienne est belle pour ces gens ! Musique, bals, cafés-concerts, jeux, théâtres, femmes ; et pendant que, des somptueux édifices et des salles illuminées, s’envolaient les échos de ces fêtes, le policier, sur la voie publique, à chaque instant arrête les victimes de l’opulence, inculpées d’avoir l’estomac vide et d’être privées de domicile. Un vagabond pour la relégation est une bonne note pour le policier. Voilà la morale de vos lois et de la liberté d’un peuple républicain.
« Puis, le matin, pendant que le bourgeois, sur la douce plume, se délassait des soûleries nocturnes, je voyais arriver par bataillons ces ouvriers qui avaient tout produit et qui, mourant de faim, attendaient pendant trois ou quatre heures à la devanture de ces restaurants pour manger une soupe confectionnée avec des os dépouillés et les restes que la bourgeoisie rassasiée et soûle abandonnait en pâture aux chiens. J’en ai vu qui, pour être des premiers, dés quatre heures du matin, stationnaient pour la distribution de huit heures. Quatre heures ; l’estomac vide, en plein hiver, pour recevoir une soupe que le chien du bourgeois aurait dédaignée! El comme la distribution n’arrivait qu’à moitié colonne à cause du grand nombre de miséreux, ceux-ci se jetaient alors sur les caisses aux immondices gisant devant les maisons et disputaient aux chiens sans maître cet horrible repas. Et cela, je le voyais en plein boulevard, au restaurant Bréband et sur cent autres points de la ville sur le seuil de ces grands magasins remplis de toutes les belles choses de la nature et du produit des fatigues du travail. — Oh ! fraternité du régime démocratique ! »

Je cite beaucoup de son carnet d’anarchiste. Mais est-ce qu’on trouverait ailleurs une peinture plus fidèle, plus navrante de ces drames de la misère ? Ce sont de vrais tableaux de Rembrandt, tant leur réalisme est écrasant, tant la nature saute aux yeux, tant l’homme-singe apparaît avec tous ses os, sa chair et son squelette !… Ibsen n’aurait pas décrit une scène plus réaliste que celle-ci… Oh ! cette misère que nous ignorons, que nous apprenons par bribes, que nous entrevoyons dans les courts récits et les reportages des journaux !…

Et dire que Zola est un malfaiteur, que ses livres sont infectieux, puisqu’ils disent la vérité, puisque dans un de ses chefs-d’œuvre, dans Germinal, il nous décrit tout ce monde qui vit dans les cavernes, dans les cloaques, dans les ténèbres, près des morts ! Non, vénéré Père Cornut, qui avez écrit les « malfaiteurs littéraires », ni la presse, ni le roman, ni Zola, ni Monpassant (3), ni Bourget, ni la Philosophie, ni Renan, ni Fabre, ni Havet ne sont des malfaiteurs et des corrupteurs !

Notre époque a le virus dans le sang, c’est l’âge avancé, c’est la vieillesse de l’Europe, c’est la décadence de la race latine plutôt que ces hommes, qui honorent, ces jours derniers et qui jettent la lumière dans les ténèbres qui nous envahissent; la vraie cause de vos malheurs, de cet état lamentable de votre société !…

Ce ne sont plus les curés et les cardinaux, les archevêques et les papes, les seuls représentants du Christ et du christianisme, la presse, la philosophie, les universités, les littérateurs, les professeurs, les romanciers, tous sont des prêtres et des éclaireurs, tous répandent la lumière !…


Filadelf Gorilla


Notes de l’éditeur
(1) Sic et resic. N’oublions pas que Filadelf est un singe arrivé récemment à Paris…
(2) Vittorio Pini (circa 1860-1903 à Cayenne), anarchiste italien, auteur du Manifeste des anarchistes de langue italienne au peuple d’Italie.
(3) Sic.

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