Une réponse de René Crevel

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1930 : la revue Raison d'être, à laquelle s'est jointe la rédaction de Zarathoustra, lance une enquête au sujet des "vrais fantômes", l'assortissant d'un commentaire :

« Y a-t-il une faculté de perception indépendante des sens, qui, s'exerçant par le moyen d'un organe interne, puisse nous donner des connaissances plus complètes que l'expérience commune ? » Depuis (et même avant) que Saint-Augustin a formulé cette question, qu'il n'osait résoudre, bien des mystiques, des poètes, des philosophes, des psychiatres, des moralistes et des charlatans ont hasardé des réponses à cette interrogation que posent tacitement toute forme de vie, et explicitement — croyons-nous — certaines expériences particulières, telles que les rêves (à l'état normal) ou les hallucinations (à l'état pathologique), pour prendre des états concrets (...)



Aux côtés de Raoul Benveniste, Joë Bousquet, Carlo Suarès, Denis de Rougemont, René Crevel apporte sa réponse :

6. — RENÉ CREVEL :
Etres, fantômes et choses se confondent. Vivant dans un sanatorium suisse où rien ni personne ne m'accroche, une nuit, je rêve d'une présence miraculeuse dans mon lit, présence d'ailleurs limitée à deux pieds mêlés aux miens qui en ont un bonheur que je croyais réservé à mes muqueuses. De mes pieds émus à mon cerveau, la route n'est pas longue, et déjà me voici inquiet de la créature qui a eu l'obligeance de se couper les pieds pour m'en faire la surprise. Or, cette inconnue que j'aime, dont je jouis grâce à ses pieds à l'occasion d'un bonheur éprouvé, je me désespère de la savoir privée de ce qui fait ma joie. Cette joie aura vite cédé la place à la plus sombre mélancolie. — Réveil : entre mes tibias, deux boules d'eau chaude.
Une pipe en sucre au papa Taine, s'il marque la frontière entre sensation et hallucination, au sujet de ce rêve-perception prolongé à l'état de veille soi-disant conscient par une angoisse.
Idéologies-fantômes. Après une opération, au sortir immédiat de la narcose, je pense : les bêtes ne le sont pas moins que les hommes, puisque le Barrès des chiens publie : « des os, des poils, du sang ». J'interroge la garde, qui m'exhorte en réponse à profiter de mon éther. Profiter ? Je ne comprends plus ce mot : fou rire. La garde aussi rit et tâte mon pouls. Je me demande : suis-je un éclat de rire en fer blanc pour un cormoran, ou un poignet, un vulgaire poignet ? Afin de résoudre ce problème, je ferme les yeux et me retrouve au sommet d'une pyramide de chapeaux pointus d'où je domine le monde. Admirable sérénité, il faut descendre. A dégringoler de chapeau pointu en chapeau pointu, j'ai vite oublié ce qu'on découvrait de « supérieur ». Il y a une vie momentanée qui m'est d'autant plus chère que je la sais incapable de répétition. Mon plus grand grief contre les drogues, c'est leur triste corollaire : la monotonie.



Raison d'être, nouvelle série, n° 2, 3e année, 1930, p. 6-7.

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