Un peu d'audace dans un monde plein d'amour

A_Jana_Cerna.jpg


En reprenant le titre de son édition italienne, les éditions La Contre-Allée ne se sont pas facilité la vie : la lettre amoureuse de la Tchèque Jana Černá s'intitule Pas dans le cul aujourd'hui. Si la proposition n'a rien que de très légitime, son positionnement en couverture d'un charmant petit livre orange bouleverse une partie de l'interprofession de la librairie française qui prend tout à coup des pudeurs de rosière pour faire son métier, vendre des livres.
On a connu cette frange de nos ami(e)s de la librairie moins regardants lorsqu'il s'agissait de vendre certaines saloperies papetières ces dernières années. Sans parler des choses fort réactionnaires ou bien dangereusement connes qu'ils empilent avec l'agilité de bipèdes entraînés à la manipulation de parallélépipèdes.
Mais là, hein, le trou du cul, ça dépasse les bornes, nous disent ceux-là (qui ne sont pas représentatifs de la totalité de leur profession, les dieux en soient remerciés).
Oui, braves libraires refuznik, vous aurez toujours raison de vous draper, l'automne arrive et il va faire froid.
Au-delà du fait qu'on appelle cela, très exactement, de la censure — (pratiquée par ceux-là même qui s'enthousiasmaient pour un vieux qui criait "Râlez un bon coup !" comme s'il avait poussé aux vents, ça ne manque pas de sel) — il est remarquable que, en l'occurrence, la librairie qui refuse de mettre à disposition de ses clients ce petit livre les prive d'une chose très belle. Et comment appelle-t-on un libraire qui prive ses clients de belles choses ?
Je vous laisse imaginer la formule qui vous conviendra. Nous avons ici sur notre île la nôtre, et nous songeons que c'est, au fond, comme un boucher qui priverait ses pratiques d'une belle côte de bœuf.
Il n'y a pas si longtemps, la même mésaventure arrivait à Bienvenu Merino qui de son Diarrhée au Mexique avait abandonné, las, l'idée de faire la promotion chez les libraires — ou dans la presse ! Le bouche à oreille fonctionnant cependant très bien chez nous — les lecteurs savent quels verrous condamnent un livre et ont pris l'habitude de contourner les points commerciaux de blocage —, le livre fut vite réimprimé. La leçon de tout cela est peut-être que la pudibonderie ne ridiculise que celui qui s'en sert et qu'à refuser d'affronter le monde ou les mots du monde, on se prépare des constipations carabinées.
Dans le fond, si l'on ose dire, que nous raconte ce livre ?
Rien de plus simple : c'est une longue lettre d'amour et une leçon de liberté de l'étonnante Jana Krejcarova — fille de Milena Jesenská, la célèbre Milena de Kafka, journaliste et résistante morte à Ravensbrück et de l'architecte d'avant-garde Krejcar —, née en 1928 à Prague, qui s'est distinguée toute sa vie en menant une vie de bohème totale, mère de cinq enfants qu'elle n'éleva pas et à la tête d'un héritage qu'elle dilapida. Femme de ménage ou aide-cuisinière, elle rejeta tout conformisme qu'il soit social, politique ou artiste et c'est ce que montre brillamment sa belle lettre de 1962 à son amant, le philosophe Egon Bondy.
Issu d'un poème placé en épigraphe de sa lettre, ce "Pas dans le cul aujourd'hui" démontre assez que la trivialité n'empêche guère la poésie, et c'est justement le sujet de sa lettre, au-delà de l'expression de son désir sexuel et de l'émotion qui s'empare d'elle lorsqu'elle pense à son homme. Imagine-t-on sujet plus beau ?

Je n'ai jamais été trop encline à me comporter de manière raisonnable, sans doute simplement parce que je ne suis pas du tout raisonnable ou parce que tout ce qui est sain et raisonnable me répugne de manière presque physique. Tout ce que j'ai fait dans ma vie et dont j'ai eu honte, je l'ai fait parce que c'était raisonnable. Non merci, sans façon, gardez-moi de la peste, du typhus et de l'esprit raisonnable. Le raisonnable, ce sont les affiches antialcooliques, la gestion d’État , les préservatifs et la télévision, c'est la poésie stérile qui sert la bonne cause (...)

Bien entendu, Jana Černá n'était pas une bas-bleu, et avant son décès dans un accident de la route en 1981, elle a fréquenté des milieux où la liberté ne se portait pas en sautoir. Dissidente, liée aux mouvements souterrains de la culture d'opposition, parfois sous pseudonymes (Gala Mallarmé, Sarah Silberstein), elle écrivit des textes remarquables d'audace et de transgressions des codes. Une leçon à retenir si l'on souhaite bousculer le bourgeois, et un passage obligé s'il l'on souhaite se lancer dans la littérature érotique.

Pourquoi est-ce que je ne peux pas maintenant, là, tout de suite, prendre ta bite et me la fourrer sous l'aisselle, l'enrouler dans mes cheveux et tirer sur sa peau en la tenant entre mes pieds, lui tailler une pipe avec les dents, la laisser retomber, me la fourrer dans le cul, la ressortir pour l'enfoncer dans ma chatte avant de lécher sur elle mon propre jus ?

Alors que la mode est à la posture rebelle, il serait donc dommage de ne pas se promener ostensiblement avec ce petit livre à la main (frimer à 8,5 €, c'est très avantageux). En signe d'affirmation de sa liberté individuelle, par exemple.
Et si l'on en vient à le lire, ce merveilleux petit livre, on comprendra pourquoi ici on en fait des kilos.



Jana Černá Pas dans le cul aujourd'hui. Lettre à Egon Bondy. Traduit du tchèque par Barbora Faure. — Lille, La Contre Allée, 2014, 96 pages, 8,5 €
Et aussi
Jana Černá Vie de Milena, de Prague à Vienne. Postface de Jan R. Cerny. - La Contre Allée, 2014, 256 pages, 18 €

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page