Les vicissitudes d'un roman

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Depuis 1888, date de sa publication américaine, et 1891, date de sa double traduction française - l'une par Paul Rey sans cesse reprise avec sa préface de Théodore Reinach (Dentu), l'autre par le vicomte Gaëtan Combes de Lestrade (Guillaumin, le grand éditeur des économistes) -, on n'ira pas dire que Looking Backward, le roman best-seller d'Edward Bellamy n'aura pas connu de vicissitudes en terre française. Intitulé à la va comme je te pousse Seul de son siècle, en l'an 2000 ou même Le Futur antérieur, il paraît et reparaît dans des conditions scabreuses, c'est remarquable. Il faut rappeler que son importance pour les lecteurs et les révolutionnaires a fait de ce classique de l'utopie un incontournable que la bienséance et la déontologie éditoriale n'interdit jamais de coller dans son catalogue même si la concurrence le vend de son côté depuis lurette.
Déjà en 1893, un certain A. Berry en produisait une "adaptation" sous le titre "En l'An 2000" chez Flammarion, tandis que Dentu et Guillaumin tentait d'écluser leur stock. Puis il fallut attendre 1939 pour que la maison Fustier, bien méconnue celle-là, redonne au public la version de Paul Rey (avec une préface d'E. Chapentier), version qui deviendra canonique, malheureusement.
Puis il y eut l'exposition "Utopies" de la BnF en 2000 et la parallèle mise en ligne du roman sur Gallica. Depuis... c'est l'escalade. Ou l'avalanche. Les presses ont tourné pour réutiliser un texte célèbre rendu aisément disponible, coquilles et lacunes comprises.
De la traduction de Paul Rey, désuète et à délacunéifer, notez les occurrences (toutes disponibles aujourd'hui !) : 2007 (Montréal, Lux, avec notes et présentation de Normand Baillargeon et Chantal Santerre) 26,50 €
2008 (12 septembre) Le Futur antérieur (Lausanne, L'Äge d'Homme, coll. Outrepart) 19 €
2008 (6 novembre) Cent ans après ou l'an 2000 (Gollion, Suisse, InFolio) 10,15 €
et la dernière en date
2015 Cent ans après (Paris, Eternel) 18 €
N'en jetons plus.
Les trois dernières éditions paraissent à la fois outrecuidantes et déplacées. Et pas seulement parce qu'elles n'apportent rien de plus que la traduction à corriger de Rey et, parfois, dans leur immense générosité, la préface historique de Reinach. Quant à la seule ultime version, elle décroche toutefois la timbale.
Et pour quelle raison, direz-vous ?
Tout simplement, cette nouvelle impression de la vieille traduction de Paul Rey vient s'ajouter aux vieilleries antérieures, sans ajout du moindre travail éditorial, au risque de miner l'effort d'un éditeur qui a mis, lui, son énergie au service de sa volonté et sous presse, en 2014, une toute nouvelle traduction équipée d'une présentation ad hoc.
Avouez que c'est saloper le boulot que de passer derrière pour imprimer du papier.
Saluons donc Aux forges de Vulcain, maison opiniâtre et méritante, qui a rendu au texte d'Edward Bellamy sa dignité et aux lecteurs un texte à lire sans faute dans une version agréable.

Et par exemple le début du chapitre XV :

Je ne pourrai jamais trop insister sur la glorieuse liberté qui règne dans les bibliothèques publiques du XXe siècle, surtout quand on la comparer à l'intolérable discrimination des bibliothèques du XIXe siècle : les livres y étaient jalousement soustraits aux regards des lecteurs. Il fallait, pour les consulter, s'armer de patience, car d'innombrables formalités administratives s'efforçaient de décourager le goût des lettres.


Il était temps, du reste, que l'on nous restitue une version acceptable de ce roman devenu grand classique utopique. On y découvrira Julian West, jeune Américain de Boston s'étant endormi en 1887 pour se réveiller en 2000. Par bonheur, il s'éveille dans une Amérique du bonheur, idéale, une société d'abondance où le travail (de 21 à 45 ans seulement) donne droit à une carte permettant d'aborder tous les biens de consommation nécessaires. Ce pays transformé est celui d'un capitalisme tordu à fin d'offrir des échanges équitables, et, naturellement, plus écologiques. Dénonçant par contraste le capitalisme régnant à la fin de XIXe siècle, cette utopie du monde urbain et industriel mérite d'être lue comme une fable. Les enfants insoucieux que nous sommes y constateront quelques travers persistants.

Jetez Un regard en arrière, vous verrez plus loin devant.



Edward Bellamy Un regard en arrière. traduction de l'anglais de Francis Guévremont. Préface Manuel Cervera-Marzal. - Paris, Les Forges de Vulcain, 376 pages, 19 €

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