Léon Gozlan écrit à Old Nick

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Ce 1er janvier 1843

Mon cher Forgues,

Depuis bientôt huit ans que vous prenez la peine d'appliquer votre spirituelle critique à mes oeuvres, vous devez vous apercevoir, sans doute à regret, car vous avez un but en me critiquant, que je ne me hâte pas d'entrer dans la bonne voie. Quelles que soient les raisons qu'il y ait de votre côté et du mien pour ne pas nous mettre d'accord, convenez que vous êtes un mattre bien malheureux et moi un élève fort rétif. Si vous êtes de cette opinion, qui est la mienne, ne pensez-vous pas qu'il est temps de mettre fin à ce travail sans fruit?
Vous pouvez être spirituel, fin, caustique, bienveillant, surtout en traitant d'autres sujets, et moi, je vous l'avoue, je ne me réformerai jamais, mais jamais. Je ne donne rien au hasard. Je fais ce que je veux, soit que j'écrive un roman, soit que j'écrive un drame. A quoi bon alors me tourmenter inutilement ? Je ne veux pas supposer qu'il vous est indifférent que je profite ou non de vos avis, de vos conseils, de vos leçons. Vous faites plus de cas de votre temps et moi je fais un cas infini de votre caractère. Vous ne voulez rien perdre, moi, je ne veux rien dédaigner de ce qui vient de vous.
Tout ceci pour arriver à vous prier, mon cher Forgues, de suspendre indéfiniment ce travail d'analyse que, depuis huit ans, vous exercez sur ma peau. A quoi bon descendre dans les détails des motifs qui me font une nécessité de vous écrire cette lettre tout amicale ? Faut-il rappeler une occasion récente ? Je serais vif, vous me croiriez irrité. Faut-i! vous dire qu'un travail de deux longues années appelle une attention calme et de plusieurs jours pour être jugé ? Vous verriez dans mes paroles une allusion trop directe. Faut-il vous dire qu'une œuvre grave doit être pesée gravement, que le succès, ce dieu inconnu, doit être adoré à deux genoux, fût-il, comme les dieux de l'Inde, monstrueux, révoltant, difforme ? Non, il ne faut que vous prier de rester mon ami en cessant d'être mon juge pour que vous compreniez le but de cette lettre.

A vous,

Léon Gozlan

Rue de Trévise, 21.

L'Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, 1887.

Illustration du billet : Benjamin (Roubau) (1811-1847), "Panthéon Charivarique".

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