Occidental, cache ton nombril

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A notre grande surprise, le polyprimé de la saison, Ivan Jablonka, a prétendu "faire bouger les lignes de 'genre' dans le champ de l'écriture contemporaine" avec un assez médiocre récit de "fait divers réel".
La vanité ne l'étouffant apparemment pas, non plus que son ignorance de la littérature, contemporaine en particulier (qu'il nomme "écriture"), nous avons décidé de lui souligner quelque fait. Puisqu'il semble ne pas se douter que certains "écrivent" avec autre chose que leur aveuglement nombriliste et leur engagement de circonstance.
Comme le souhaite justement David Gaussen, "Gageons donc que les historiens renonceront bientôt à se déguiser en écrivains." (D'autant qu'ils semblent ne pas parvenir à percevoir la place de leur propre production "littéraire" dans le concert des nations. Curieuse et éloquente cécité. Pour l'heure...

Pour l'heure, nous laissons la parole à Inaam Kachachi, journaliste et romancière irakienne vivant à Paris qu'il nous a été donné de lire parce qu'elle est une amie d'Ahmed Saadawi, que nous avons rencontré récemment au cours de son voyage de promotion pour la parution de la traduction française de son roman Frankenstein à Bagdad (Piranha). Inaam Kachachi vient de publier Dispersés (Gallimard). En 2003, elle publiait des écrits de femmes irakiennes prises dans des tourmentes autrement plus graves que les complots "de bac à sable de la rue d'Ulm".

Lisons Inaam Kachachi :

Non, certes, écrire n'est pas facile. Mais, en Irak, écrire devient de nos jours un véritable exploit quand on sait les incommensurables difficultés, matérielles et éthiques, cassées par la guerre - les deux guerres - , et surtout l'embargo. Par ailleurs, l'édition est une mission quasi impossible dans un pays qui manque de papier, d'encre, de pièces détachées pour les imprimantes. Et de cette belle rose aux pétales rayonnants, partout convoitée : la liberté d'expression.
Là-bas, après avoir couché les enfants, les femmes écrivent dans l'obscurité des sempiternelles coupures d'électricité. L'inspiration atteint des yeux fatigués et externes. Des yeux ne pouvant plus s'offrir un stylo de kohol importé, au prix exorbitant : autant que cent stylos à bille, trois poulets ou quatre-vingt galettes de pain. Un salaire mensuel entier, en somme.
Les Irakiens écrivent sur du papier brun, déchet des imprimeries, sur des feuilles qui ont déjà servi, sur les vieux cahiers scolaires périmés des enfants. Ils consignent telle strophe de poème ou tel passage de roman sur tout ce qui se plie : un vieux reçu, une facture non payée, un sachet kaki froissé qui, naguère, a apporté des fruits à la maison (enfin, pour ceux qui ont pu s'en offrir, un jour). Ils écrivent même au verso d'une ordonnance de médecin...
Une journaliste de mes anciennes consoeurs m'a raconté comme elle avait puni son petit-fils avant de se retirer pour pleurer dans sa chambre. Elle lui avait administré une tape sur la main parce qu'il taillait un crayon avec prodigalité, insouciant de la peine qu'elle éprouvait à acquérir le précieux article : les crayons aussi sont soumis à l'embargo, ces Messieurs des commissions onusiennes estimant que "le graphite contenu dans les crayons pourrait être détournée à des fins militaires" (sic).


Et parce qu'Ivan Jablonka voudra sans doute en savoir plus sur ces femmes qui écrivent avec leur sang, nous nous faisons le plaisir de lui être obligeant en lui en donnant les noms :
Hayat Sharara
Rim Qaïs Kobba
Buthaina Al-Nassiri
Lamea Abbas Amara
Lotfiya Al-Dilaimi
Haifaa Zangana
Siham Jabbar
Irada Al-Jibouri
Gulala Nouri
Alia Mamdouh
Dunaya Mikhaïl
Salam Khayyat
May Mudhaffar
Maysaloun Hadi
Noha Al-Radhi

Parions qu'il va se battre pour les faire publier en France.


Inaam Kachachi Paroles d'irakiennes. Le drame irakien écrit par des femmes. — Monaco, Le Serpent à Plumes, 2003.
Si je t'oublie, Bagdad, traduit de l'arabe par Ola Mehanna et Khaled Osman. — Paris, Liana Levi, 2009.
Dispersés, traduit de l'arabe par Francois Zabbal. — Paris, Gallimard, 2016, 272 pages, 23,50 €

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