Les Larmes d'Henri Roorda (1894)

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Henri Roorda toujours.
Cette fois, sa première intervention dans la presse en 1894.
Il aura eu la surprise, après avoir adressé son article à Alphonse Allais, de le voir transformé en une chronique du maître.
Le bizutage de la bleusaille en quelque sorte.


Larmes

Un homme, jeune encore, qui cache sous le prestigieux pseudonyme de Balthazar une des personnalités les plus en vue des hautes études françaises, veut bien m'adresser, en m'en faisant hommage, un très substantiel et très élégant travail qu'il vient de terminer sur ce sujet : Les Larmes.
Publier cet opuscule entier serait sortir du léger cadre de mes badinages. Je me contenterai donc de le résumer, en tâchant celui conserver sa rare savante et sa haute originalité.
M. Balthazar — conservons-lui ce nom, puisque cela semble lui faire plaisir — eut un professeur de philosophie dont la devise favorite était : L'essentiel est de se poser beaucoup de questions. Et il s'ne posait, le signe homme, paraît-il, des myriades ! Seulement, il ne se préoccupait jamais d'en résoudre une seule.
C'est ainsi qu'un jour il fit à ses élèves :
— L'un de vous, en avalant les siennes, s'est-il parfois demandé pourquoi les larmes sont salées ?
Et sur cette cordiale parole, la casse se trouvant terminée, le digne professeur prit congé de ses élèves.
Le jeune Balthazar se piqua au jeu et fit le serment de venir à out de cette thèse, coûtât que coûtât.
Il éplucha des bibliothèques entières, la Physiologie psychologique de Wundt, les Leçons d'hydraulique de Puiseux, les exquises Perle et larmes du poète norvégien Bjoernson, et constata que le problème n'y était point abordé, même de loin.
Des esprits superficiels répondraient : "Eh ! parbleu ! les larmes sont salées parce qu'elles contiennent une forte proportion de chlorures alcalins."
Nous le savons aussi bien que vous, esprits superficiels ! Mais la question ne gît pas là. Nous vous demandons pourquoi la Providence intima aux larmes d'avoir le goût salé plutôt que tout autre goût.
M. Balthazar employa la méthode indirecte et se dit :
"Les larmes devaient avoir un goût ou ne pas en avoir."
Démontrons d'abord qu'elles devaient avoir un goût, et ensuite que tout autre goût que le goût salé aurait présenté des inconvénients dans lesquels le ridicule l'aurait disputé à l'odieux.
1° Les larmes doivent avoir un goût — A n'en pas douter. S'imagine-t-on, par exemple, une mère versant des larmes insipides sur le cadre de son enfant ?
Non, mille fois non, n'est-ce pas ? Eh bien, alors ! (C. Q. F. D.)
2° Les larmes ne sauraient avoir un autre goût que le goût salé. — Vous représentez-vous, entre autres, des larmes acides ? Les quelques personnes de la société dont une maîtresse grincheuse aurait aspergé le visage de vitriol, d'acide azotique ou même chlorhydrique connaissent les inconvénient résultant du contact trop direct de ces substances avec les tissus si délicats de l'appareil ophtalmique.
Les larmes ne sauraient être amères. Nos grands classiques ont té un immense parti des larmes amères. Or, cette amertume est, ici, purement métaphorique. Si nos pleurs étaient véritablement amers, il n'y aurait plus de métaphore et nos romanciers auraient ainsi une image de moins à leur arc. Quittait même si notre grand Ohnet ne doit pas ses meilleures pages et les plus poignantes à ces trouvailles qu'un long usage n'a pu défraîchir ? La Providence, raisonnablement, pouvait-elle consentir à en priver la langue française ?
3° Les larmes ne sauraient être sucrées. Car les enfants se pleureraient tout le temps dans la bouche. Au lieu de donner un sou au petit Emile pour s'acheter du sucre d'orge, on lui ficherait une claque, et ce serait une économie. Oui, mais où serait la sanction paternelle ?
M. Balthazar poursuit son travail dans cet esprit d'une impitoyable logique. Il démontre péremptoirement que les larmes ne sauraient avoir le goût de fromage, ni de groseille, ni de haricot de mouton, ni de tabac à priser, etc., etc.
Sa conclusion est certainement une des plus belles pages qu'on ait écrites en français depuis ces vingt dernières années.

Alphonse Allais



Le Journal, lundi 28 mai 1894, « Larmes », p. 1. Texte repris dans Deux et deux font cinq (Paris, P. Ollendorff, 1895, p. 136-139), etc..


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