Miettes d'anarchie (Henri Roorda)

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Il y a longtemps que l'on a pas parlé de lui : Henri Roorda !
La faute au temps qui passe. Le projet d'oeuvres complètes d'Henri Roorda qui tenait à coeur au Préfet maritime, parce qu'il avait lieu dans la petite collection des éditions Mille et une nuits - qui savait ce que démocratisation culturelle veut dire — a été interrompu sèchement. Quatre volumes ont paru. Trois ou quatre autres devaient voir le jour. Une concurrence nette et sans appel lancée sur plusieurs fronts a empêché les publications suivantes dont la faible rentabilité ne laissait aucun espace de manoeuvre. Il est donc resté dans nos profondes des documents qui auraient dû y revoir le jour pour le plus grand intérêt de tous.
Que ce grand "Tous" en profite ici. Ce n'est que justice.


Miettes d’anarchie

Le bruit courait que le capitaine Dreyfus était un traître. Les patriotes voulurent d’abord douter, mais il fallut se rendre à l’évidence. Dans tout le pays, d’éloquentes indignations se manifestèrent, et dans presque tous les journaux il y eut au moins un chroniqueur qui vint dire au public combien l’affreuse certitude le faisait souffir. Triste spectacle !
L’accusé répétait qu’il était innocent, ce qui était bien possible. (Car depuis longtemps, n’est-ce pas, quelques héros, — des militaires, sans doute, — ont rayé le mot « impossible » du dictionnaire ?).
Il était peut-être coupable tout de même. Mais pourquoi tout ce bruit ? Les vertueux — (il y en avait énormément !) — demandaient avec insistance si vraiment le traître ne pouvait pas être fusillé. IL paraît qu’il n’y avait pas assez de lois, à cette époque. On en fit une nouvelle, mais elle ne pourra servir que la prochaine fois. Les vertueux, déçus, rêvèrent alors d’écharper le misérable dans la rue et de laver dans son sang le drapeau déshonoré par lui. Un académicien que chacun reconnaîtra, aurait voulu cracher à la face du monstre. Il fut un des plus éprouvés par la commotion ; mais il est en pleine convalescence, merci.
Encore une fois, pourquoi tout ce bruit ? Est-ce que l’apparition d’un coquin doit tellement émouvoir ? La trahison est une chose assez commune.
Après la lecture d’un beau livre, ou après une causerie avec un ami, on s’exalte parfois. On rêve une existence où il y aura de l’héroïsme et, fiévreux, on prépare déjà la véhémente plaidoirie pour de belles choses vagues et lointaines et l’on ne trouve pas ridicules les grands mots : Justice, Liberté.
Mais le lendemain on calcule, on oublie avec habileté, — et l’on ne laisse pas ses sympathies et ses haines se préciser.
On trahit, on déserte. Seulement tout le monde ignore la désertion.
On rencontre parfois des sincères qui parlent de leur « idéal ». Ils protestent, ceux-là, et supportent plus facilement le désordre dans leurs petites affaires que l’injustice des Maîtres. Des gendarmes viennent bouleverser leur existence. Mais dix ans plus tard on retrouve les désintéressés de jadis occupés à arrondir leur petite pelote. Dans l’intervalle il y a eu trahison.
Il y a des spécialistes qui répondent, quand on leur parle de justice et de lutte : — « Ce sont des choses qui ne m’intéressent pas. Je suis incompétent. » Ont-ils toujours été tels, ou bien ont-ils aussi trahi un peu ?
— Tous ceux qui, un instant, ont rêvé de vivre en intransigeant, et qui ensuite ont reconnu leur erreur, sont des traîtres.
En somme, la trahison du capitaine Dreyfus ne se distingue que par le décor exceptionnellement imposant de la scène.
— Il y a une autre raison pour laquelle l’indignation des vertueux aurait dû paraître louche.
Si, envoyé par son gouvernement, M. Dreyfus était parti pour l’Allemagne ; s’il s’était fait une tête d’homme loyal ; si, par dix ans de bonnes manières, de chaleureuses poignées de main et de fidélité à toute épreuve, il avait gangé toutes les confiances ; et qu’enfin, ayant mis la main sur le précieux document intéressant la sûreté de l’Etat, il l’eût rapporté à son ministre, on l’aurait décoré pour avoir rempli avec tant de finesse sa mission délicate.
Et pourtant c’eût été la même infamie. Repentant, — pourquoi pas ? — il se serait jugé également ignoble dans les deux cas, et les mêmes souvenirs gênants eussent pour toujours rempli ses veilles.
Oui, c’eût été le même crime : la trahison. Mais combien différemment la presse eût jugé la conduite du traître !
Seuls ont le droit de s’indigner ceux qui ne font pas de ces distinctions entre les ignominies.
Dreyfus était peut-être un misérable et il y avait peut§être parmi ceux qui l’ont hué de vrais honnêtes gens. Mais quand les vertueux blâment les méchants, ils devraient du moins le faire sans rage.
C’était navrant ce que disaient les journaux : « Lorsqu’on a conduit le capitaine Dreyfus à l’île de Ré, la foule a renouvelé ses manifestations hostiles. »
Vous savez, mes petits, ça ne suffit pas pour être honnête, cela.
« … Un officier a frappé violemment Dreyfus du pommeau de son épée, en pleine face. Le sang a jailli immédiatement, inondant les vêtements du prisonnier… » Etc. C’était l’indignation, dira-t-on. Oui, l’indignation ressentie par une ignoble brute. Dans cette triste journée, l’indignation en a suffoqué beaucoup qui, le lendemain, sont retournés à leurs sales besognes.
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« Punir ! un droit que Dieu lui-même n’aurait pas ! »
— Si j’avais commis le pire des crimes, je subirais le châtiment des autres comme le choc exaspérant de quelque chose d’étranger qui viendrait jeter le désarroi dans mes pensées, dans mes regrets, dans mes espoirs.

W. Johnson

Les Temps Nouveaux (140, rue Mouffetard, Paris), 1ère année, n° 44, 29 février-6 mars 1896, p. 2

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