Le laveur des morts

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La nuit se faisait parfois sombre, tragique, tourmentée de vent noir, d'eau grondante. Un soir pareil, au moment de m'endormir, j'entendis un long cri, un appel, le cri d'un homme en marche. Je me relevai, j'allais à la fenêtre. Le cri retentit un peu plus loin, encore, encore... en s'éloignant toujours. Je ne voyais personne ; l'homme semblait désespéré, perdu ; il appelait vers la mer, vers le noir, avec un terrible accent de détresse. Il appela longtemps, puis sa voix se confondit dans la tempête. Je m'endormis à l'aube. A mon réveil, le ciel était limpide, la mer encore épuisée et frémissante. Nul n'avait entendu le cri dans la nuit.
Vers la fin des après-midi Gharmisch descendait sur les quais. Il vendrait des cacaouettes grillées et des karamous, qui sont des graines de lupin, carrées et j'aune d'or, trempées et comme cuites dans de l'eau salée. il lançait machinalement son appel : "Gharmisch ! Gharmisch !" ce qui veut dire : "pour grignoter !" C'était un Arabe encore jeune, très long, très blanc, vêtu d'une gandoura de coton immaculée ; sa maigre figure douce et régulière portait un air d'étrange sérénité. Le plus souvent il donnait ses cacaouettes pour rien aux enfants accourus autour de lui. Un jour, mon plus jeune frère, qui avait cinq ans, et qui le guettait du haut de la véranda, ne descendit pas à l'appel, comme il faisait d'habitude. Gharmisch leva vers nous son long visage pâle et nous sourit. Le petit répondit à peine, et quand l'Arabe fut passé, se pencha vers moi et me dit d'une voix basse et un peu cruelle : "Tu ne sais pas pourquoi il est si blanc, Gharmisch ?"
- Je ne sais pas.
- Gharmisch, c'est le gratteur des morts.
Je ne discutai pas la nouvelle. Il avait dû l'apprendre dans une des conférences solennelles qu'il tenait avec Capitaine, le gardien de l'orge, et Miskine-Charité, le vieux mendiant. Le gratteur des morts... Le laveur des morts... Je comprenais maintenant cet air de secret et de douceur. Snas plus parler nous regardions la blanche forme qui s'effaçait dans le crépuscule.



Rose Celli A l'Envers du tapis. - Paris, Gallimard, 1935.


Et aussi, toujours, sur le même sujet, l'excellent film de l'Iranien Mohsen Amiryoussefi avec Abbas Esfandiari, Sommeil amer (Caméra d'or à Cannes, 2004 ; DVD : Blagnac, Les Films du Paradoxe). Là, en Iran et non plus en Algérie, le laveur des morts est tout de noir vêtu.



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