Sur la mort d'Erskine Childers

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Sur la mort d'Erskine Childers

J’ai lu, dans les journaux, qu’en Irlande on a fusillé M. Erskine Childers. Il était mon ami. Nous nous connûmes en 1920 par l'entremise d’un homme qui devait, par la suite, contribuer à son assassinat.
Un soir d’octobre, Desmond Fitzgerald me dit :
— Allez ce soir, Bushy-Park road, n° 12, chez Erskine Childers. C’est un Anglais qui combat avec nous pour la cause du Sinn-Fein, un vrai héros... Je vous retrouverai chez lui.
Ceci se passait à Dublin, au temps où toute l’Irlande « heurtait de son cœur la gueule des canons ». Nul Irlandais n’eût alors osé croire qu’un jour une épaule irlandaise s’appuierait aux crosses de mitrailleuses britanniques.
Nous étions, au Shelbourne hôtel, deux journalistes français. L’autre s’appelle Joseph Kessel. Vers neuf heures, nous partîmes. Bushy-Park road se trouve au nord de Dublin, très loin du centre. L’outside-car, qui nous emportait au grand trot de son cob, dépassa bientôt les faubourgs, les jardins, la banlieue ; un air glacé rabattait dans la nuit la fumée que le cabby au nez bleu, fumant sa bouffarde, lâchait par bouffées tranquilles. Nous trouvâmes difficilement l’entrée du cottage. Grand embarras. Une maladresse, une démarche irréfléchie pouvait perdre un homme. Peut-être la police anglaise ignorait-elle le refuge de celui que nous cherchions et qui venait de jeter, dans la rumeur affairée de l’Europe, le premier cri de détresse et le premier appel pour l’Irlande que l’on ait entendu.
Des claires-voies peintes en Liane se succédaient, bordant les jardins nocturnes. Nous trouvâmes finalement ce que nous cherchions après mille subterfuges de policiers.
C’était une demeure luxueuse. Erskine Clnlders, fort riche, l’avait peuplée-des plus beaux livres et des plus beaux objets. Dans le salon, nous trouvâmes plusieurs personnes et, d’abord, une femme incomparable, celle de l’hôte. Elle était malade, étendue sur une chaise-longue, les jambes couvertes d’un plaid. Américaine, d’origine irlandaise, Mme Childers vivait pour la liberté de l’Irlande. Elle reçut avec une attention passionnée les deux Français quelle savait favorable à la cause de 1’ Irish Republic ». Son mari se tenait debout derrière elle. M. Bourgeois, du Temps, était là, ainsi qu’un O'Bricn de Galway. Devant la cheminée où brûlait du charbon de terre, la mère de Mme Childers préparait le thé. Kessel était assis à ma gauche. A ma droite il y avait Desmond Fitzgerald.
Il était alors ministre de la propagande dans le cabinet fugitif que présidait Arthur Griffith. Desmond Fitzgerald était on the run ; cela signifie, à peu près, qu’il tenait le maquis. Son visage, bien que ravagé par la fatigue et l’inquiétude, gardait quelque chose d’angélique. Son passé, connu de tous, était celui d’un héros. Ceux qui approchaient Fitzgerald l’aimaient absolument. Il charmait jusqu’aux reporters des journaux anglais. Je crois que nul ne lui voua plus que moi-même une affection où la confiance le disputait à l’anxiété. Car ses amis ne cessaient point de trembler pour sa vie. Dix-huit mois durant nous ne pûmes ouvrir un journal sans appréhender d’y trouver l'annonce de sa mort. Un jour, à Paris, la nouvelle arriva de son arrestation. Surpris par les agents de Londres, il avait été conduit à Dublin Castle, et devait, selon les dépêches de Reuter, être conduit à Mountjoy. Pour quiconque connaissait les méthodes delà répression britannique en Irlande cette information contenait un sens redoutable. Les soldats de sir Greenwood et du général Macready se débarrassaient aisément d’un prisonnier : on agençait un simulacre d’évasion, puis on abattait le sinn-feiner sur place. C’était l'usage de ces jours affreux. Sachant cela, et bouleversé parce que je venais d’apprendre, j’écrivis un article que je portai, en toute bâte, à M. E. J. Bois, rédacteur en chef du Petit Parisien, en le pressant, en le suppliant de le publier. L’article parut le lendemain, en première page, accompagné d’un portrait de Fitzgerald. Je crois encore aujourd’hui que cet appel, fait sur un ton volontairement modéré, contribua (par cela seul qu’il nous montrait attentif au sort d’un rebelle) à sauver sa vie.
C’est ce même Desmond Fitzgerald qui, membre du gouvernement de l'« Etat Libre » et seul ministre survivant aux anciens jours, porte aujourd’hui, pour une lourde part, la responsabilité de la mort d’Erskine Childers. Je veux dire qu’il accepta la mise à mort de notre ami commun, ordonnée par un ministère dont il fait partie. Le crime de Childers fut, en vérité, d’avoir gardé sa foi à un idéal qui fut celui de Fitzgerald. Il n’est personne au monde qui puisse soutenir le contraire. Au temps où je fréquentais ces deux hommes, ils communiaient dans une même détestation des compromis. Le spectre de Mac Swinney chassait l'ombre transigeante de Redmund. Et cependant Fitzgerald devait signer le pacte de Londres.
Il ne m’appartient pas, je le sais, de juger la politique des deux partis irlandais; quelle que fût mon opinion sur ce point, je me suis, en dépit de maintes sollicitations, abstenu de l’exprimer. Mais un homme vient de mourir, que j aimais, avec le consentement d’un homme que j’ai aimé. Aujourd'hui je dois parler...
Aujourd’hui, je revois Desmond Fitzgerald, assis à ma droite dans le salon de Bushy-Park ; j’entends sa voix et la voix du mort ; je les aperçois, l’un et l'autre, tenant à la main leurs tasses de thé. Il me suffit, de fermer les yeux pour imaginer cet amical décor, celte soirée où il fut tant parlé des lettres françaises, de Paris, des ballets russes et de M. Lloyd George. Tout cela m’était présent à l’heure même où j’appris que douze fusils, venus des arsenaux anglais, avaient mis en joue le brave Erskine et que vous, Fitzgerald, aviez accepté cette horreur. Je vous ai défendu de toute la force d’une pensée fidèle, Desmond. Certainement je ne regrette rien. Mais je rougis de ma crédulité. Vous, vous !... Il me semble que vous m’avez trompé, moi aussi, qui croyais en vous si profondément et si aveuglément que, désormais, je chercherai le calcul, le mensonge et la haine derrière tous les visages humains.

Erskine Childers naquit en 1870 à Londres. Par son père et son oncle, qui fut ministre sous Gladstone, il appartenait au monde des Britains les plus orgueilleux. Après ses études, il entre au secrétariat des commissions parlementaires. C’est, au cœur même de l’Angleterre constitutionnelle, une situation fort enviée, très lucrative. C’est de cette époque que date son roman : The Riddleofthe sands (L'Enigme des sables), livre au prodigieux succès, qui sous une forme plaisante et attachante annonce la guerre de 1914 et dénonce les entreprises de l’espionnage allemand dans la mer du Nord. En vérité, The Riddle of the sands contient le récit d’aventures qui furent celles de Childers et d’un compagnon de voyage à bord d’un petit voilier. Le compagnon, c'était Mme Childers. Je crois que c’est durant cette croisière que cette épouse admirable contracta la maladie dont j’ai parlé plus haut. La guerre vint. Laissons ici parler M. Jacques Marsillac : Childers s'engage immédiatement et est nommé au commandementd’un bâtiment porte-avion avec lequel il participe au fameux raid de Cuxhaven le jour de Noël 1914. Plus tard, il passe dans l’aviation navale,s’y conduit brillamment et,à la suite d’un raid au-dessus des points définis précisément dans l'Enigme des sables (raid au cours duquel il livre combat à cinq avions allemands), il reçoit une très haute distinction : la croix dite des services distingués. Vous voyez donc le personnage: un Anglais éduqué en Angleterre, vivant en Angleterre, ayant appartenu longtemps à une administration anglaise, ayant combattu à deux reprises, et brillamment, pour l’Angleterre.
Avec la fin de la guerre coïncide une volte-face presque incroyable. Childers s’affilie au Sinn Fein, prend part aux coups de main et aux embuscades contre l’armée d’occupation anglaise en Irlande et devient rapidement l’un des hommes les pins écoutés dans les milieux extrémistes... Avec sa fortune, son passé, le nom qu’il portait, il eût pu vivre heureux et honoré en Angleterre. Il choisit de s’en aller faire le coup de feu en Irlande, éternellement pourchasse, un outlaw (1) !
Prenons encore à M. J. Marsillac ceci : Childers ayant épousé une Américaine de souche irlandaise, qui avait une affection passionnée pour son pays d’origine, abandonna son poste au Parlement pour se consacrer à la cause du home rule pour l’Irlande.
Cela éclaire tout le drame. Un beau roman d’amour et de bravoure, une leçon de renoncement comme l’humanité en vit peu. Childers, jusqu’au seuil du tombeau, tint des serments que seule entendit sa femme bien-aimée, la douloureuse veuve de Bushy Park. Respectons ces héroïques secrets.

Après trois jours et trois nuits passés en hypocrites avocasseries, Childers fut, le 25 novembre 1922, mené au poteau. Les douze hommes, que l’on avait, tout d’abord, désignés pour la besogne, refusèrent obéissance à leurs chefs. On chercha, vainement, un peloton de volontaires. De guerre lasse, on décida quelques soldais au moyen d’un macabre stratagème : les fusils seraient chargés par les soins de la cour de justice, les uns à blanc, les autres à balle, puis distribués au hasard. Ainsi, nul d’entre les fusilleurs ne contribuerait en toute certitude au trépas du martyr. Il n’en fallut, à ce qu'il parait, pas davantage pour décider leur conscience. Ils obéirent donc. On a peu de détails sur les derniers préparatifs ; les bourreaux publièrent seulement qu’Erskine Childers mourut sans faiblesse. Rien de surprenant après ce que nous savons du soldat et du citoyen.
« Nous voyons le personnage », écrivait notre distingué confrère. Nous le voyons, en effet. Mais, à ce Childers désormais fameux et de tous respecté, qu’on me permette de substituer un instant l’autre, non point le héros : l’homme,— celui qui se tenait debout dans une chambre, au fond d'un cottage, à Dublin, tout près de sa compagne, au milieu de ses amis.

Il était de taille médiocre, très brun, très maigre, les tempes grises, le regard velouté. Il atteignait alors cinquante ans. L’habitude de la méditation avait sillonné sa figure ; deux longues parenthèses encadraient sa bouche, toujours entr’ouverte, qui laissait voir de longues incisives. Mme Childers, ayant étudié en Sorbonne, aimait à parler notre langue ; les conversations de Bushy-Park se tenaient donc en français. Childers ne parlait que l’anglais. Il se mêlait peu à nos propos ; sa femme, de fois à autre, les lui traduisait. On le sentait d’ailleurs peu enclin aux controverses de salon. Il apportait en toutes choses, et principalement dans ses amitiés, une vigueur silencieuse et un attachement dénué de rhétorique. Je crois avoir mérité son estime. Les lettres qu’il m’écrivit, et que j’ai conservées, m’apportèrent le témoignage d’une camaraderie dont j’étais fier et que sa mort orne à présent d’un inégalable prestige.
C’est à cela hélas ! à ces adieux iniques, que la guerre elle-même ne nous a point formés. Que par la volonté des hommes le cœur de notre ami ait cessé de battre, c’est contre quoi l’on se révoltera toujours. Childers n’est plus. Ceux qui ont voulu cela prirent le temps de la réflexion ; il ne tomba point dans une embuscade sur quelque route pluvieuse de la vieille île aux batailles; il ne fut point arraché de son lit et massacré par une horde de Blaks and tans avinés. On l’a « exécuté » froidement, après une senlence rendue par je ne sais quelle cour martiale, sur une inculpation de « port d’armes prohibées ». Leur première victime, les « réguliers » n’osèrent donc point l’accuser de rébellion ; c’est un mot qui leur fait peur encore. Ainsi, les Chouans,passés aux Bleus, n’osaient insulter aux serments du Bocage.
Quelle fut, dans la noire solitude de sa prison, durant les trois veillées funèbres de Mountjoy, la suprême méditation de Childers vaincu ? L'homme, dit Renan, qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie éprouve toujours un moment de retour triste quand l'image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Childers se rappela-t-il ses courses en mer, les aventures de L'Enigme des Sables, l’avenir de paix et d’amour qui (s’il y avait eu dans ce monde deux cœurs moins grands et moins fervents) eût éclairé les chemins de sa vie ? Un doute le perça-t il et connut-il, avant de réunir ses forces pour les derniers pas, cette faiblesse qui fait chanceler tous les apôtres et tous les martyrs? Alla-t-il jusqu’à maudire ceux qui consommaient son sacrifice, ceux qui, pareils aux stupides témoins du Calvaire, se préparaient à verser le sang de leur propre rachat ? Ou bien accepta-t-il sa destinée et prit-il, avant de mourir, une conscience plus haute de sa mission ?
Ceux qui l’ont connu pencheraient pour cette dernière hypothèse. Il est vrai que la fin tragique d'Erskine Childers est un événement dont nul ne peut mesurer le retentissement lointain. Cela comptera plus, sans doute, dans l’histoire politique de l’Occident, que ces Conférences dont les journaux et les peuples se repaissent, plus que les voyages d anciens ministres et plus que maints coups d’Etat transalpins. Ce n’est, à présent, qu’un fait divers. Ainsi va le monde. Les bûchers ne furent jamais que des faits divers. Mais, déjà, le Move up Mick, Make room for Dick ! des républicains irlandais jette aux meurtriers de Chitders le défi de la vieille terre révoltée. Le sang, hélas ! appelle toujours le sang...
J’atteste que la dernière pensée de Childers, debout devant la ligne des douze trous noirs, fut toute d’espérance et de noble pardon. Il savait par cœur Shakespeare. Qui sait s’il ne songeait point, avant de tomber foudroyé, à la scène d'Antoine et Cléopâtre,où le chef trahi, apprenant la félonie d’Aenobarbus, lui fait porter ses biens et la surnaturelle parole : « Que rien ne manque de ce qui lui appartient; et dites-lui qu’Antoine vaincu lui souhaite de ne point trahir son nouveau maître. »

Henri Béraud
Venise, déc. 1922.



(1) Le Journal, 26 novembre 1922.


Le Mercure de France, 15 janvier 1923.



Erskine Childers L'Enigme des sable. Un rapport des services secrets. Traduit de l'anglais par Jeanne Véron, 1997, 12 € (trois éditions purement parasites ayant paru depuis, nous vous conseillons naturellement l'édition qui avait onze ans d'avance sur la concurrence).


Illustration du billet : détail : Délégués du Sinn Fein à Londres en octobre 1921, de g. à d. Fitzgerald, Lynch, Charteris, O'Brien et, assis, de g. à d. A. Griffith, Barton, Duggan, Duffy, Childers Image fixe : photographie de presse / Agence Rol Octobre 1921

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